COLLOQUE : <<INTERNATIONAL WEEK 2013>> Du 8 au 10
Octobre 2013
HAUTE ECOLE PEDAGOGIQUE
LUZERN – SUISSE
Professeur : M.Mohamed MARTAH
Département de Langue et de
Littérature Françaises
Faculté des lettres et des Sciences
Humaines
Marrakech
Participation sous le titre :
<<Francophonie
et interculturalité »
« Francophonie et interculturalité »
L’idéal
d’une langue, c’est qu’elle s’inscrive dans la logique de la reconnaissance –
celle des autres langues (des autres cultures) qui la travaillent aussi bien de
l’intérieur que de l’extérieur.
Voilà
la question dont débattra notre intervention. Outre sur l’approche
définitionnelle des concepts d’interculturalité[1] et
de francophonie[2],
elle portera essentiellement sur les recoupements et croisements entre l’arabe
marocain et la langue française. L’approche interculturelle va nous être d’un
grand secours théorique afin de souligner les interactions et les interférences[3]
linguistiques, et ce dans une perspective culturelle qui façonne de part en
part ces deux langues.
Si l’on s’inscrit dans une logique historique, qui prévoit le
devenir de ces deux langues, on pourra penser en termes de bi-langue (double
langue), ce qui sous-entend le concours d’au moins deux cultures. Si ce
devenir-langue à partir d’une langue double échoue, il va falloir raisonner en
termes de no mans langue. Les plus sceptiques, étant plus renfermés et plus
attachés à une éventuelle exception linguistique et culturelle, tendraient à
réfléchir dans ce sens ; mais les plus optimistes, étant plus réalistes et
plus sensibles au legs de l’histoire, attendraient cet avènement de langue
« commune » issue de deux ou plusieurs langues avec beaucoup
d’impatience.
Loin de la considération géopolitique, la francophonie peut être
considérée comme un espace de langues et de cultures en partage, sans
frontières, sans exception aucune et sans particularisme paroxystique ou
extrême. L’interculturel reprend en grande partie ces valeurs de partage et de
générosité. Il annule, théoriquement tout au moins, les particularismes et fait
de l’altérité, au sens de la préservation des différences, son mot d’ordre.
Dès lors, et afin de rester dans l’optimisme, les cultures et les
langues de nos autres civilisations proches et lointaines doivent être
enseignées suivant une approche de reconnaissance – celle qui conçoit le
« je » comme étant « autre », qui fonctionne par la pensée
de l’ « alter-ego »[4], l’autre
moi-même. À cet égard la classe, comprise dans une institution scolaire, se
présente comme espace idéal pour la transmission de cet humanisme en droit de
lutter contre les stéréotypes, les racismes et autre xénophobies.
Une question s’impose : est-il possible aujourd’hui encore, de
raisonner en termes d’identité linguistique et culturelle ou en termes
d’identité tout court ? Désormais, les concepts
d’ « identité » de « langue » et d’ « origine »
ne peuvent être conçus, pensés et enseignés sous une forme monolithique. Ce
sont des concepts à conjuguer désormais au pluriel. Au-delà de toute tendance à
vouloir exclure l’autre langue, il y aura toujours cette vérité transhistorique
du glissement d’une langue vers une autre et où l’acte de
« traduire » est plutôt un besoin vital. « Toute langue est
traduisante»[5] ;
elle a l’exigence de faire passer le vécu dans une langue proche, intelligible.
Mener une réflexion inter-linguistique au sens interculturel de
l’échange et du recoupement et non plus au sens de l’annulation de l’autre, de
sa langue et de sa culture sous prétexte que ces dernières sont obsolètes,
archaïques ou caduques , revient à se débarrasser d’un vieux stéréotype
stipulant qu’une langue dominante économiquement est seule porteuse de valeurs
à inculquer aux autres langues et aux autres cultures.
Nous voulons à partir de là constater ces interférences (au sens de
recoupement, croisement) loin de toute incrimination au sens de responsabilisation
en vue d’un quelconque repentir. L’histoire a certes un droit de regard sur cet
aspect de la question, mais aucunement dans le sens du ressentiment. Langue
jadis du colonisateur, le français fait aujourd’hui l’objet d’appropriation par
ceux qui ont eu à apprendre, à étudier, à réfléchir, à produire dans et par
cette langue.
L’on ne peut cependant considérer le français comme langue à part,
unique ; elle est singulière mais plurielle. Elle est traversée de part en
part par d’autres langues. Elle est le réceptacle de plusieurs autres langues
qui lui rendent visite, commercent avec, la concurrencent, la narguent, la
bousculent… Aussi, l’idée d’une langue unique, monolithique, autosuffisante
devient-elle évanescente. Toutes les langues ont connu, chacune, en se
croisant, en se traduisant l’une dans et à travers l’autre, cette longue
transhumance linguistique qui reste inséparable de la transhumance humaine. Le
voyage se faisait par et dans les langues et à travers elles il s’accomplit.
Peu importe la destination mais, chemin faisant, la langue se construit, se
perfectionne afin de donner sens à cette pérégrination millénaire des mots, des
sons, des phrases, des expressions, etc.
En effet, les langues pour vivre avaient, ont et auront besoin
d’autres langues. Cette dynamique à la fois interne et externe en fait des
langues vivantes. Et pour le rester, ces langues se permettent de prendre
par-ci, par-là sans faire attention aux frontières géopolitiques, et ce au gré
de l’urgence, pour dire, afin de s’approprier les choses en les nommant.
« Amalgame » serait pris de l’arabe « amalgama » :
alliage du mercure et d’autres métaux. « Amiral » de « émir »,
prince ou roi en arabe, et de « al », en référence à la première
lettre arabe « alif » et au chiffre mille : l’amiral est le
commandant d’une force navale (de 1000 hommes). « Algarade » de
« al-ghara » : attaque brusque. «Chiffre » de « sifr » :
zéro. « Magasin » de « mahkzin » : lieu de dépôt de
marchandises. « Coton » de « qutun ».
« Truchement » de « tourdjouman » : personne qui parle
à la place d’une autre, interprète. « Café » de « qahwa ».
« Cumin » de « kamoun ». « Rame » de papier vient
de « rizma ». « ,Jarre » de
« jarra » et « récif » de
« rasîf »[6]. Il y a en effet
urgence, qu’il s’agisse de chimie, de guerre, de calcul, de diplomatie, de
commerce – autant de domaines en quête de mots nouveaux pour exprimer
l’aventure humaine dans un semblant de langue propre.
Outre ce phénomène d’emprunt, il existe des faits qu’on constate
avec beaucoup de bonheur. Celui de la correspondance entre les proverbes.
« Il faut battre le fer quand il est chaud », ce qui donne en arabe
dialectal « drab lahdid ma hadou skhoun ». « Qui veut tout, perd
tout » correspond en arabe à « li bgha koulchi, tay khali koulchi ».
« Oublie les soucis, les soucis t’oublieront », en arabe « nsa
lhamm insak ». « Le chat mordu par un serpent craint la corde »
en arabe « li âdou lhanch tay khaf man lahbel » Même sens, même
structure, même ordre canonique, même rythme, même imaginaire. On ne peut pas à
tout moment trouver des correspondances aussi heureuses. Mais, de loin en loin,
comme par enchantement, il y a le verbe, les expressions, les sons qui se
rappellent aisément les uns les autres comme dans les correspondances
baudelairiennes.
Il ressort de ces correspondances que chaque fois que le besoin se
fait urgence, les voies vers d’autres langues et d’autres représentations du
monde s’ouvrent. Ces interactions entre langues et donc entre individus
aboutissent à la construction du sens, élément essentiel dans toute
communication, « concrétisable » suivant les contextes culturels, les
interprétations, les connaissances et qui assure la médiation entre langues et
cultures les unes corolaires des autres.
Force est de constater que l’emprunt, l’arabisme, l’anglicisme,
l’hispanisme et autres phénomènes linguistiques sont autant de preuves pour
montrer qu’une langue ne peut pas se suffire à elle-même. Elle aura toujours
besoin de marivauder avec d’autres langues afin de sortir de l’insuffisance et
de l’irrationalité qui lui sont propres.
La francophonie peut être associée à un espace de sociabilité
linguistique[7]
où le français est à la fois langue maternelle, langue seconde, langue de
communication, de culture, de partage, de migration, de distinction sociale.
Cet espace de sociabilité linguistique suppose une francophonie différentielle
dont le code, la langue française, permet d’ « aller à la rencontre
de l’autre et [de] comprendre sa culture »[8]. Penser
en termes de sociabilité linguistique suppose que toutes les langues se valent
en leur qualité de langues de communication. La transcendance
inter-linguistique devrait disparaître de notre façon de percevoir sa propre
langue. De même, il ne peut exister de culture supérieure à une autre. Le
brassage des cultures ainsi que celui des langues ne se fera jamais dans le
sens de l’annulation ou de l’exclusion de l’une par l’autre langue ou l’autre
culture.
La langue, conçue dans l’abstraction, ne peut exister en tant que
telle ; elle est plutôt un « montage » de plusieurs autres
langues. Ce « montage » peut être juste le fait du hasard ; le
fruit d’une rencontre sur un chemin de caravanes ou encore celui d’un besoin
scientifique urgent. C’est dans cette logique que ce croisement a lieu.
En effet, le rapport entre la langue arabe et la langue française
est à apprécier d’abord et avant tout au niveau historique. L’histoire du
rapport entre ces deux langues plonge ses racines très loin dans les relations
entre le Maroc et la France. Celles-ci sont bien plus anciennes que la
colonisation française du Maroc, qui n’est que la partie apparente de
l’iceberg. Elles remontent en effet au 25 juin 1576, lorsque le sultan
Abdelmalik[9] envoya
une lettre au roi de France Henri III lui annonçant son sacre en tant que roi
du Maroc juste avant la « guerre des trois rois ». Beaucoup de
diplomatie sur un arrière-fond de guerre et d’alliance géostratégique, autant
que la perspective de beaucoup de commerce ont permis de rendre ces relations
possibles. Si cet état de chose a été possible à un moment de l’histoire, c’est
que la langue a été à la hauteur des aspirations diplomatiques. Les relations
linguistiques quant à elles avaient commencé bien avant le XVIe siècle. Les
dictionnaires signalent des emprunts de termes scientifiques arabes (médecine,
chimie) dès le Xe siècle et jusqu’au XVe siècle.
Aussi étonnant que cela puisse paraitre, la langue arabe classique,
tant pour l’arabophone que pour l’amazighophone, est une langue seconde pour ne
pas dire étrangère vu la contingence religieuse pour l’arabe (langue du saint
Coran) et l’investissement politique pour l’amazigh[10]
(reconnu aujourd’hui comme langue officielle, et cela depuis la nouvelle
constitution du 29 juillet 2011). Nouveau statut signifie nouvelle perspective,
nouvelle mise en pratique sur le plan du marché linguistique officiel au Maroc.
Le français concerne actuellement toute une communauté linguistique
de 220 millions de personnes. Cette communauté ne représente pas
« l’unité, réductrice et inféconde, d’un code froid (…) mais [un ensemble]
d’expressions et d’échanges, une ample variation, une richesse souple de
différences que chaque locuteur, dans sa petite sphère, risque d’oublier »[11]. La
francophonie est à apprécier tel un espace prioritairement langagier « de
source latine mais coloré de cent influences et aujourd’hui voué à
l’expressions de plusieurs identités sociales »[12]. Aussi
est-il urgent de reconsidérer cette notion de francophonie en tenant compte de
toutes ces identités qui y participent dans un concert de recoupements et de
croisements infinis.
En effet, cette coloration est très perceptible s’agissant de
constater la différence entre l’arabe marocain et le français. De l’oral à la
graphie, du lexique à la structure, de la sonorité à la composition profonde du
mot, de l’étymologie au sens, on ne fait que constater l’ampleur de ces
différences. Pourtant l’impact occasionné par le croisement des langues est
énorme, et sur une échelle temporelle plus large il y aura amalgame des
structures, des significations jusqu’à la fusion totale[13].
Deux langues, l’arabe dialectal et le français ; une seule
expression – au niveau du dire – et ce dans une syntaxe irréprochable. La fusion
a lieu et auparavant avait déjà eu lieu la correspondance entre deux cultures.
Sur le plan pratique, cette langue en fusion constante s’impose en tant
qu’expression d’une sociabilité (au sens de la contingence) linguistique à
venir. L’ère est au mélange, n’en déplaise à l’académisme défenseur du
raffinement de la culture et du perfectionnement de la langue. Les mouvements
migratoires, depuis le XVIIe siècle jusqu’à aujourd’hui, font que le français
n’est plus la propriété exclusive de la nation française. La langue, quand elle
est l’expression d’un empire militaro-technologique, finit par déborder
géographiquement l’espace qui l’a vu naître. Et en sa qualité de langue forte,
elle est convoitée par tout le monde, aimée, détestée, bref elle fait l’objet de
régulations, de flux et de reflux linguistiques en permanence. La plupart du
temps, cette régulation est forcée, en fonction du besoin ; ou encore, et
c’est le cas que nous développons à travers cette communication, elle est le
résultat inévitable d’un contact entre populations de différents horizons
linguistique et culturel. La langue nationale est un leurre voire une
aberration.
La logique de l’identité /différence linguistique ne suffit plus
pour penser notre rapport à la langue. Cette dichotomie est aujourd’hui mise en
crise, car il ne peut y avoir d’identité au singulier. En effet, l’identité ne
saurait s’accomplir que via la différence. Cette situation est tout autant
valable pour la langue. Abdelkabir Khatibi[14], dans
sa conceptualisation de la langue double (concept de bi-langue) comme milieu
(le concept de l’entre-deux langues), a fait état d’un tiraillement tragique
dans son rapport à la langue française. « En me relisant, écrit-il, je
découvre que ma phrase (française) la plus achevée est un rappel. Le rappel
d’un corps imprononçable, ni arabe ni français, ni mort ni vivant, ni homme ni
femme: génération du texte, topologie errante, schize, rêve androgyne, perte de
l’identité au seuil de la folie » (1978 :49). La situation de
l’entre-deux langues, tragique pour Abdelkabir Khatibi, provient du fait que
l’altérité linguistique semble se résoudre à une errance entre deux pôles, avec
un risque existentiel du no mans langue. Dans Amour bilingue, Khatibi écrit
ceci : « faire muter une langue dans une autre est impossible. Et je
désire cet impossible »[15].
Ailleurs, dans le même texte, il écrit : « je suis un milieu
entre deux langues, plus je vais au milieu, plus je m’en éloigne »[16].
Véritable tiraillement entre l’amour et la haine, le plaisir et la souffrance,
le soi-même et l’autre, qui exprime dans des termes justes l’attachement à
cette langue (dite étrangère), seule issue pour se libérer de son étrangeté.
Malgré la résistance et la phobie affichées à l’encontre d’une
langue dite du colonisateur, qui expliquent par ailleurs cette violence dans
les écrits des auteurs maghrébins d’expression/d’écriture française, le
français a une place de choix dans notre société. Il reste largement utilisé
dans les universités, les administrations… c’est même une langue d’appartenance
à une certaine classe sociale.
En ce qui nous concerne, la bi-langue est représentée comme un
processus de transformation et d’appropriation d’un nouveau code linguistique,
d’une nouvelle langue. Il ressort de cette logique, véritable pratique
linguistique au quotidien, ce qui suit :
1-
La
langue n’est pas réductible à un code fini dans le temps et l’espace;
2-
Elle
se fait au gré des contacts avec d’autres langues et d’autres
civilisations ;
3-
Elle n’est pas réductible à une quelconque
standardisation, aux provincialismes et aux préjugés ;
4-
Elle
naît de la nécessaire fusion alphabétique, des mots et des expressions ;
5-
Elle
est le résultat d’un long processus de mutations (interactions,
transformations) linguistiques.
Dans le sens de « langue-mère » (ou « langue-origine »),
existe-il véritablement une langue dite maternelle[17] ?
Remontons le temps pour faire une sorte de radioscopie du français. Le français
est une langue romane dont la grammaire et le vocabulaire sont d’origine
latine. Avant de devenir la langue de la nation française, elle était désignée
par l’appellation « latin vulgaire ; latin populaire ; bas
latin ». Réhabilitée par le « Sermon de Strasbourg » (en l’an
842)[18], elle
est aujourd’hui la langue officielle de l’hexagone. À chaque langue maternelle
correspond une ou plusieurs autres langues maternelles satellitaires. On les
parle toutes, sans pratiquer exclusivement l’une ou l’autre. Les mots émigrent
vers d’autres langues comme pour demander l’asile linguistique, mais gardent le
regard braqué sur l’autre rive d’où ils étaient venus, nostalgie phonique,
lexicale ou syntaxique oblige.
Si l’on conçoit ce mouvement uniquement au niveau de l’instant, il
aiguisera de toute évidence le sentiment d’être envahi par d’autres langues et
d’autres cultures. Par contre, si l’on prend en considération l’histoire, on
constate que non seulement les langues, mais aussi les cultures se mélangent
avec un rythme long, au gré des guerres, des événements historiques et mêmes
climatiques. Jadis on croisait les fers, aujourd’hui on croise les mots. Nous
assistons alors à une « introduction interstitielle d’un ou plusieurs
langages différents » assurés séparément par des interlocuteurs
différents, mais qui finissent par produire « socialement sens »[19].
Ce que l’on obtient suite à ce phénomène de fusion d’une ou
plusieurs langue(s) dans la structure d’une ou plusieurs langue(s) autre(s), ce
sont des formes complexes, avec une logique propre et où le glissement
sémantique suit, non sans résistance, le mouvement lent de croisement des
cultures, des habitudes.
En tant que sujet arabophone, lire en arabe classique, l’arabe
« standard » ou celui du texte coranique, avec plus ou moins de
facilité, c’est lire, consubstantiellement, en perse, en hébreux, en turc, en
canaan. L’idée d’une langue une, unique, monolithique, voire sacrée, est
fausse. Toutes ces langues me traversent et interpellent ma mémoire sans que
j’en sois totalement conscient. De même, en pratiquant « ma » langue
arabe dialectale, je pratique en même temps et à des échelles différentes
l’espagnol, l’amazigh, le français, l’arabe classique avec tous les
recoupements que l’on peut soupçonner via l’accent, la déclinaison, la
dérivation, etc.
En voici quelques exemples[20] :
-
les
éléments (pour faire une dalle) à /zelima/
-
dallage
à /ddalaj/
-
échafaudage
à /chafaudage/
-
ciment
à
/sima/
-
règle
à
/rigla/
-
dalle
à
/ddala/
-
ciment
armé à
/simarmé/
-
briques
à
/lbrique/
-
pelle
à /lbala/
-
tout
venant à /toufna/
-
burin
à /lbiran/
-
poutre
à /boudra/
-
ajuster
à
/justi/
-
chaînage
à
/chinaj/
-
cheminée
à
/chimini/
-
encadrement
(menuiserie) à
/caderma/
-
colle
à/cola/
-
planche
à /blancha/
-
équerre
à
/likir/
Ces glissements, aujourd’hui rentrés dans les coutumes langagières
des Marocains, se concrétisent dans des formulations relevant d’un besoin de
communiquer pour être dans l’échange afin d’accomplir une besogne. En voici
l’illustration à travers un énoncé banal:
-
/afak
fkia rigla bach njusti lhit/
o
afak
(arabe dialectal)à s’il te plait
o
fkia
(amazigh)à passe-moi
o
rigla
(français)à la règle
o
bach
(arabe dialectal)à pour
o
njusti
(français)à ajuster
o
lhit
(arabe dialectal)à le mur
-
Ce
qui donne : S’il te plait,
passe-moi la règle pour ajuster le
mur. A ce niveau, nous évoquons le propos de Jakobson concernant le
phénomène de la traduction[21].
Même structure,
même ordre canonique, même signifiant, même signifié, même rythme, même
formulation, trois codes, sinon quatre, en parfaite symbiose pour exprimer une
et même requête.
Cet exemple ne
constitue en aucun cas une exception. Au nord du Maroc, on communique des fois
et selon le contexte, à travers le tarifit (une variante de l’amazigh pratiqué e au Nord du Maroc), l’espagnol (vu
l’histoire coloniale et la proximité géographique), l’arabe marocain (en signe
d’attachement à une nation, à une tradition religieuse et culturelle) et le
français (langue d’enseignement et de prestige social). Au quotidien, on
pratique un « mixe-linguistique » de deux à quatre codes
linguistiques. Ce qui est extraordinaire, c’est que toutes ces langues
cohabitent avec beaucoup d’aisance pour exprimer un besoin urgent, un désir de
positionnement dans la société, une vision du monde, d’où le nombre
incalculable d’interférences sémantiques, phonologiques et syntaxiques. Ces
interférences ou interactions émanent d’une cohabitation plus qu’évidente tant
que l’exercice linguistique, en tant que pratique de la communication, se fait
avec beaucoup d’aisance sans faire trop attention aux différences entre les
codes en présence dans une même formulation phrastique. Les utilisateurs de ces
langues ont eu recours, et de façon délibérée, à plusieurs langues en même
temps. Résultat : le message a bien eu lieu à travers un code pluriel,
éclaté, peut-on dire, résultant d’un riche brassage des langues et des
cultures.
L’on remarque
par ailleurs que ce procédé de pratiquer une langue étrangère (ou plusieurs) en
usant en même temps d’une langue maternelle crée une sorte de tamponnage
linguistique, une sorte de heurt perceptible, exclusivement, par les
spécialistes des usages linguistiques en bilingue, trilingue et quadrilingue,
etc. D’où les remarques suivantes :
1-
L’usager
plurilingue n’est pas toujours conscient de l’origine de la ou des langue(s)
dont il use dans sa vie quotidienne.
2-
La
phonie n’est pas respectée (appropriation par la prononciation locale
influencée par l’accent et hérité de la langue maternelle : le
« V », le « P » se transforment en « B » ;
le « U » en « I » ; le « R » en
« r » roulé…)
3
Le
sens du mot emprunté, et faisant l’objet d’un acte d’appropriation, dépend
davantage du contexte culturel de la langue maternelle du locuteur que de celui
de la langue dont il est emprunté. Exemple : gaver signifie dans un pays
comme le Cameroun « nourrir généreusement et copieusement ses
invités ».
Ce qui nous amène à avancer les constatations suivantes :
a-
Le
français n’est plus la propriété exclusive des Hexagonaux.
b-
Le
français peut être conçu, perçu, enseigné en tant que langue
« maternelle »[22].
c-
Il
n’est pas une langue singulière ; il concerne tous les pays francophones.
Chacun de ces pays lui ajoute une particularité culturelle qu’il faut étudier
sur le plan de l’enrichissement du paradigme de cette langue.[23]
C’est la preuve
que l’usage du français sous d’autres cieux fait l’objet d’un enrichissement
conséquent tant au niveau de la signification qu’à celui du lexique. Cet
enrichissement culturel, phonétique, sémantique doublé d’un renforcement
symbolique est la preuve qu’au-delà des frontières imposées par les politiques,
les langues poursuivent leur brassage au rythme du commerce auquel se livrent
les Hommes.
Le français,
langue étrangère, devient une langue intime, propre à soi. Il n’y a là à
percevoir ni aliénation linguistique ni suicide culturel ou identitaire[24]. Jadis
symbole du déracinement, de désappropriation voire d’aliénation culturelle, le
français est aujourd’hui tout simplement une langue de communication et
d’enseignement. Il est le véhicule de savoirs divers, de valeurs culturelles et
civilisationnelles.
Aujourd’hui, au
niveau des institutions, la position est claire. Tout en reconnaissant
l’existence d’une ou de plusieurs langues dites étrangères, qu’elles soient
secondes, d’enseignement ou dites professionnelles[25], la
primauté est donnée à la langue maternelle[26] et ce
pour des raisons plutôt politiques, historiques, identitaires. Mais au niveau
de la pratique linguistique, c’est-à-dire au niveau de la société, la réalité
se présente autrement : le Maroc est un pays plurilingue et son marché
linguistique est très prospère. Son plurilinguisme, à ne pas comprendre dans le
sens du multilinguisme[27],
refuse la stratification et le classement des langues dans le sens de la
hiérarchisation des préférences.
L’on peut alors
aisément parler en termes d’espace de sociabilité linguistique dans le cas du
Maroc. Il n’y a pas lieu de donner l’exclusivité à une langue aux dépens d’une
autre. L’arabe standard, le parlé marocain, l’amazigh (avec ses trois
variantes)[28],
El hassania[29],
le français, l’anglais, l’espagnol, l’allemand, l’italien, sont autant de
langues connaissant un succès auprès des jeunes et des professionnels tous
secteurs confondus.
Ce qui ressort
de ces considérations, en opérant une sorte de distance par rapport à tout
protectionnisme, exclusivisme ou provincialisme, c’est cette rencontre heureuse
entre les mots venus de partout et de nulle part. Sur un segment temporel plus
long, on pourrait envisager la formation lente, trop lente même, suivant une
alchimie inconnue, de nouvelles langues. Les emprunts entre les langues vont de
concert, malgré les scepticismes exprimés au nom des nationalismes et autres
racismes et xénophobies qui viennent retarder le processus dans lequel
l’humanité est engagée – celui de toutes ces interactions infinies que
sous-tend l’interculturel.
Il ne peut y
avoir de langue et encore moins de culture qui soient conçues au singulier. Ce
qu’il y a véritablement, ce sont des langues et des cultures en formation
continue au rythme des grands déplacements humains, des mouvements migratoires,
des voyages, des confrontations entre civilisations. À cela s’ajoute
l’évolution technologique qui charrie son lot de termes nouveaux dont notre
communication au quotidien tient compte, volontairement ou non, afin de
s’inscrire dans son temps. De quelle forme monolingue pourrions-nous
parler ? A quelle identité linguistique ou culturelle pourrions-nous faire
allusion ? Au rythme de son évolution, l’humanité a constamment exprimé
son besoin d’inventer, dans diverses langues, des formes d’expression qui ne
sont exclusives à aucune culture et à aucune langue. Mais au cours de cette
évolution, chaque civilisation a cherché à s’affirmer en imposant une culture,
une langue, une religion, un mode de fonctionnement qui lui assurent une
certaine pérennité.
[1] En tant que
pratique de la culture d’apparence à une échelle locale mais en réalité
mondialement globale. Cette évidence aujourd’hui rendue plus perceptible grâce
aux médias. En tant que fusion (hybridation des cultures), non sans heurts
d’ailleurs, entre patrimonialisation et universalisation.
[2] À entendre dans le sens de territoire de la pratique de la langue
française. Lequel territoire est à percevoir en tant qu’espace de sociabilité
linguistique (un concept que nous développerons plus bas ; cf. n. 7).
[4] Concept développé par Paul
Ricoeur dans sons essai : Parcours
de la reconnaissance, Paris, Stock, « Les essais », 2004.
[5]Pour
plus de détails cf. R. Jakobson, "Aspects linguistiques de la
traduction" in Essais de linguistique générale, Seuil/Points, 1977. Ce
livre m’a inspiré la question suivante : « Peut-on étudier la traduction sans se préoccuper de la
coïncidence des langues source et cible? » Il me semble que non. C’est
grâce à cette coïncidence, qui n’est pas d’ailleurs hasardeuse, qu’il vient à
l’esprit du traducteur de rapprocher ces deux langues l’une ayant été
génétiquement conçue dans l’autre, l’une ayant vécu dans le pli de l’autre silencieusement,
comme un gène qui sommeille.
[6] Voir Guemriche
Salah, Dictionnaire des mots français d’origine arabe, Points, 2012.
[7] Ce sont nous
qui soulignons. Ce concept concernant le fait culturel et politique est
développé par Bernard Lamizet dans son essai La Médiation culturelle, Paris,
L’Harmattan, 1999. La francophonie comme espace et comme représentation
symbolique, concernant l’usage d’une même langue, notamment le français,
supporte avec beaucoup de souplesse intellectuelle l’idée de l’appartenance à
une communauté linguistique élargie, se concevant dans la logique d’une
sociabilité en devenir.
[8] Une
francophonie différentielle, collectif sous la direction de Sélim Abou &
Katia Haddad, L’Harmattan, 1994, p.109
[9] Sultan
Abdelmalik : Abu Marwan Abd al-Malik dit El-Moatassem Billah,
sultan 1576 - 1578 ; cf. la bataille des trois rois, au cours de laquelle le Royaume
du Maroc remporte la guerre contre Sébastien 1er Roi du Portugal le
4 Août 1578.
[10] Littéralement
le terme amazigh signifie « homme libre » ; il remplace
désormais l’ethnonyme « berbère », qui possède une connotation
péjorative. L’amazigh est une langue pratiquée au Maroc (ses variantes
sont : le tarifit, le tachelhit et le tamazight ; cf. plus bas.) Son
écriture est le Tifinagh.
[11] Alain Rey,
« Préface » in DEPECKER Loïc, Les mots de la francophonie, Paris,
Belin, 1988, p.3
[12] Ibid., p. 4
[13] Voici quelques
exemples de mots déjà en usage dans la langue française. Tu as la baraka
= tu as de la chance
C’est pas bésef = c’est pas
beaucoup.
Un chouïa = un peu.
Un chouïa = un peu.
On prend kawa = On prend un café
C’est kif-kif = c’est pareil
C’est kif-kif = c’est pareil
Être maboul
= être fou.
J’ai vu le toubib= j’ai consulté un médecin.
J’ai vu le toubib= j’ai consulté un médecin.
Sous
l’influence des médias et pour des raisons idéologiques, politiques et
électoralistes, d’autres termes arabes trouvent leur chemin vers la langue
française : le /hijab/ ; /djihad/ ; /charia/ ;
/moudjahidine/. Ce sont des mots à forte connotation religieuse, faisant
référence au terrorisme dans l’inconscient collectif des Français.
[14] Sociologue et
écrivain marocain ; auteur de La mémoire tatouée ; Amour bilingue,
etc.
[15] Casablanca,
éditions Edif, 1992, p.35
[16] Ibid., pp.
10-11
[18] C’est le texte français le plus ancien. Cette langue est restée
pendant longtemps langue maternelle exclusivement de la région de l’Île de
France. En 1539, sous François Ier, le français est devenu « langage
maternel français ». Au XVIIe siècle le français est élevé au statut de
langue de l’aristocratie avant de devenir en 1632 la langue institutionnelle.
[19] Christian
Lagarde, Des écritures bilingues, Sociolinguistique et littérature, Paris,
l’Harmattan, 2001, p.43
[20] Ces exemples ne
représentent qu’une infime partie d’un échantillon loin d’être représentatif.
C’est dire que l’usage de la langue française dans la texture du parler
marocain est très fréquent, que ce soit au niveau des métiers, au niveau des
foyers ou encore au niveau des professions et des institutions.
[21] Jakobson : « En traduisant d’une langue à
l’autre, on substitue des messages dans l’une des langues, non à des unités
séparées, mais à des messages entiers de l’autre langue. » Il s’ensuit que
le message est un ensemble de signes linguistiques (peu importent les langues
consubstantiellement existantes dans la structure du départ).
[22] Dans le cadre
de l’enseignement privé au Maroc, et bien avant la maternelle, le français est
pratiqué tel un moyen de communication avant d’être perçu en tant que langue
étrangère d’enseignement. C’est donc l’une des langues premières que les
enfants de 3, 4, 5 ans pratiquent sans aucune difficulté.
[23] Au Zaïre par
exemple le mot « humaniste » ne concerne plus celui ou celle qui
s’intéresse aux humanités en termes de transmission des savoirs ; c’est
plutôt un terme spécifique aux élèves ayant terminé leur second cycle ; en
Suisse, le terme « huitante » pour dire quatre-vingts ; en
Belgique, « ramassette » pour dire tout simplement « une pelle à
balai », ce que les Helvétiques désignent par
« ramassoire » ; « redouter » au Bénin, c’est tout
simplement douter une seconde fois. Pour plus de plaisir dans ces glissements
consulter Les Mots de la francophonie, ouvrage cité à la note 11.
[24] Faut-il le
rappeler les écrivains d’écriture ou d’expression française, à l’échelle du
Maghreb, ont eu des relations conflictuelles avec la langue française. Ceci a
été remarqué au niveau de la fiction rapportée à travers le récit
autobiographique et le récit identitaire évoquant le statut de la langue
française comme langue du colonisateur, comme langue menaçant l’identité
linguistique des pays sous la colonisation.
[25] Tourisme,
marketing, commerce, administration des entreprises, expertise, banque, etc.
[26] Au Maroc et
depuis l’avènement de la dernière constitution, l’Amazigh est tout aussi
considéré comme langue maternelle. (Politiquement donc nous avons deux langues
maternelles) D’autant plus qu’ « on ne se libère pas, selon Abdelfasstah
Kilito, de sa langue familiale, familière [et que] tout locuteur s’exprime dans
les langues étrangères à partir de la sienne, reconnaissable par un accent, un
vocable ou une construction insolite… » A. KILITO, Je parle toutes les
langues, mais en arabe, Paris, éd. Sindbad « actes sud » 2013, p.34
[27] Plurilinguisme signifie croisement des
langues (existence de l’inter-influence) ; multilinguisme suppose une
coexistence des langues, ce qui présuppose
l’existence d’un consensus entre usagers de ces langues et la possibilité
qu’ils ont à en choisir une comme moyen d’expression. Bien que cette notion
concerne toute une communauté, l’usage reste hautement politique car elle
profite à une classe d’individus qui en fait recours prioritairement et
institutionnellement.
[28] Tarifit (au
nord du Maroc) ; tamazight (au centre) et tachelhit (sud). Il y en a qui
considèrent que la langue amazighe est une et que chaque dialecte n’est qu’une
variante locale. Voir Stéphanie Pouessel, les identités amazighes au Maroc,
Casablanca, éd. La croisée des chemins, 2011, p.92
[29] « El
hassania » ou « el hassanyya » est pratiquée dans les provinces
du sud du pays. Issue de l’arabe, cette langue est parlée en Mauritanie, au
Maroc, en Algérie, au Sénégal et au Mali. Elle est fortement influencée par
l’arabe littéraire. Appelée également « langue maure », elle est
pratiquée par les populations maures ou mauresques. Les Maures sont les
populations sahariennes parlant le dialecte arabe hassanyya.
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