vendredi 25 novembre 2016

COLLOQUE : <<INTERNATIONAL WEEK 2013>> Du 8 au 10 Octobre 2013
HAUTE ECOLE PEDAGOGIQUE                                                               
LUZERN – SUISSE
  Professeur : M.Mohamed MARTAH
Département de Langue et de Littérature Françaises
Faculté des lettres et des Sciences Humaines
Marrakech
Participation sous le titre :
<<Francophonie et interculturalité »
« Francophonie et interculturalité »

L’idéal d’une langue, c’est qu’elle s’inscrive dans la logique de la reconnaissance – celle des autres langues (des autres cultures) qui la travaillent aussi bien de l’intérieur que de l’extérieur.
Voilà la question dont débattra notre intervention. Outre sur l’approche définitionnelle des concepts d’interculturalité[1] et de francophonie[2], elle portera essentiellement sur les recoupements et croisements entre l’arabe marocain et la langue française. L’approche interculturelle va nous être d’un grand secours théorique afin de souligner les interactions et les interférences[3] linguistiques, et ce dans une perspective culturelle qui façonne de part en part ces deux langues.
Si l’on s’inscrit dans une logique historique, qui prévoit le devenir de ces deux langues, on pourra penser en termes de bi-langue (double langue), ce qui sous-entend le concours d’au moins deux cultures. Si ce devenir-langue à partir d’une langue double échoue, il va falloir raisonner en termes de no mans langue. Les plus sceptiques, étant plus renfermés et plus attachés à une éventuelle exception linguistique et culturelle, tendraient à réfléchir dans ce sens ; mais les plus optimistes, étant plus réalistes et plus sensibles au legs de l’histoire, attendraient cet avènement de langue « commune » issue de deux ou plusieurs langues avec beaucoup d’impatience.
Loin de la considération géopolitique, la francophonie peut être considérée comme un espace de langues et de cultures en partage, sans frontières, sans exception aucune et sans particularisme paroxystique ou extrême. L’interculturel reprend en grande partie ces valeurs de partage et de générosité. Il annule, théoriquement tout au moins, les particularismes et fait de l’altérité, au sens de la préservation des différences, son mot d’ordre.
Dès lors, et afin de rester dans l’optimisme, les cultures et les langues de nos autres civilisations proches et lointaines doivent être enseignées suivant une approche de reconnaissance – celle qui conçoit le « je » comme étant « autre », qui fonctionne par la pensée de l’ « alter-ego »[4], l’autre moi-même. À cet égard la classe, comprise dans une institution scolaire, se présente comme espace idéal pour la transmission de cet humanisme en droit de lutter contre les stéréotypes, les racismes et autre xénophobies.
Une question s’impose : est-il possible aujourd’hui encore, de raisonner en termes d’identité linguistique et culturelle ou en termes d’identité tout court ? Désormais, les concepts d’ « identité » de « langue » et d’ « origine » ne peuvent être conçus, pensés et enseignés sous une forme monolithique. Ce sont des concepts à conjuguer désormais au pluriel. Au-delà de toute tendance à vouloir exclure l’autre langue, il y aura toujours cette vérité transhistorique du glissement d’une langue vers une autre et où l’acte de « traduire » est plutôt un besoin vital. « Toute langue est traduisante»[5] ; elle a l’exigence de faire passer le vécu dans une langue proche, intelligible.
Mener une réflexion inter-linguistique au sens interculturel de l’échange et du recoupement et non plus au sens de l’annulation de l’autre, de sa langue et de sa culture sous prétexte que ces dernières sont obsolètes, archaïques ou caduques , revient à se débarrasser d’un vieux stéréotype stipulant qu’une langue dominante économiquement est seule porteuse de valeurs à inculquer aux autres langues et aux autres cultures.
Nous voulons à partir de là constater ces interférences (au sens de recoupement, croisement) loin de toute incrimination au sens de responsabilisation en vue d’un quelconque repentir. L’histoire a certes un droit de regard sur cet aspect de la question, mais aucunement dans le sens du ressentiment. Langue jadis du colonisateur, le français fait aujourd’hui l’objet d’appropriation par ceux qui ont eu à apprendre, à étudier, à réfléchir, à produire dans et par cette langue.
L’on ne peut cependant considérer le français comme langue à part, unique ; elle est singulière mais plurielle. Elle est traversée de part en part par d’autres langues. Elle est le réceptacle de plusieurs autres langues qui lui rendent visite, commercent avec, la concurrencent, la narguent, la bousculent… Aussi, l’idée d’une langue unique, monolithique, autosuffisante devient-elle évanescente. Toutes les langues ont connu, chacune, en se croisant, en se traduisant l’une dans et à travers l’autre, cette longue transhumance linguistique qui reste inséparable de la transhumance humaine. Le voyage se faisait par et dans les langues et à travers elles il s’accomplit. Peu importe la destination mais, chemin faisant, la langue se construit, se perfectionne afin de donner sens à cette pérégrination millénaire des mots, des sons, des phrases, des expressions, etc.
En effet, les langues pour vivre avaient, ont et auront besoin d’autres langues. Cette dynamique à la fois interne et externe en fait des langues vivantes. Et pour le rester, ces langues se permettent de prendre par-ci, par-là sans faire attention aux frontières géopolitiques, et ce au gré de l’urgence, pour dire, afin de s’approprier les choses en les nommant. « Amalgame » serait pris de l’arabe « amalgama » : alliage du mercure et d’autres métaux. « Amiral » de « émir », prince ou roi en arabe, et de « al », en référence à la première lettre arabe « alif » et au chiffre mille : l’amiral est le commandant d’une force navale (de 1000 hommes). « Algarade » de « al-ghara » : attaque brusque. «Chiffre » de « sifr » : zéro. « Magasin » de « mahkzin » : lieu de dépôt de marchandises. « Coton » de « qutun ». « Truchement » de « tourdjouman » : personne qui parle à la place d’une autre, interprète. « Café » de « qahwa ». « Cumin » de « kamoun ». « Rame » de papier vient de « rizma ». « ,Jarre » de « jarra » et « récif » de « rasîf »[6]. Il y a en effet urgence, qu’il s’agisse de chimie, de guerre, de calcul, de diplomatie, de commerce – autant de domaines en quête de mots nouveaux pour exprimer l’aventure humaine dans un semblant de langue propre.
Outre ce phénomène d’emprunt, il existe des faits qu’on constate avec beaucoup de bonheur. Celui de la correspondance entre les proverbes. « Il faut battre le fer quand il est chaud », ce qui donne en arabe dialectal « drab lahdid ma hadou skhoun ». « Qui veut tout, perd tout » correspond en arabe à « li bgha koulchi, tay khali koulchi ». « Oublie les soucis, les soucis t’oublieront », en arabe « nsa lhamm insak ». « Le chat mordu par un serpent craint la corde » en arabe « li âdou lhanch tay khaf man lahbel » Même sens, même structure, même ordre canonique, même rythme, même imaginaire. On ne peut pas à tout moment trouver des correspondances aussi heureuses. Mais, de loin en loin, comme par enchantement, il y a le verbe, les expressions, les sons qui se rappellent aisément les uns les autres comme dans les correspondances baudelairiennes.  
Il ressort de ces correspondances que chaque fois que le besoin se fait urgence, les voies vers d’autres langues et d’autres représentations du monde s’ouvrent. Ces interactions entre langues et donc entre individus aboutissent à la construction du sens, élément essentiel dans toute communication, « concrétisable » suivant les contextes culturels, les interprétations, les connaissances et qui assure la médiation entre langues et cultures les unes corolaires des autres.
Force est de constater que l’emprunt, l’arabisme, l’anglicisme, l’hispanisme et autres phénomènes linguistiques sont autant de preuves pour montrer qu’une langue ne peut pas se suffire à elle-même. Elle aura toujours besoin de marivauder avec d’autres langues afin de sortir de l’insuffisance et de l’irrationalité qui lui sont propres.
La francophonie peut être associée à un espace de sociabilité linguistique[7] où le français est à la fois langue maternelle, langue seconde, langue de communication, de culture, de partage, de migration, de distinction sociale. Cet espace de sociabilité linguistique suppose une francophonie différentielle dont le code, la langue française, permet d’ « aller à la rencontre de l’autre et [de] comprendre sa culture »[8]. Penser en termes de sociabilité linguistique suppose que toutes les langues se valent en leur qualité de langues de communication. La transcendance inter-linguistique devrait disparaître de notre façon de percevoir sa propre langue. De même, il ne peut exister de culture supérieure à une autre. Le brassage des cultures ainsi que celui des langues ne se fera jamais dans le sens de l’annulation ou de l’exclusion de l’une par l’autre langue ou l’autre culture.
La langue, conçue dans l’abstraction, ne peut exister en tant que telle ; elle est plutôt un « montage » de plusieurs autres langues. Ce « montage » peut être juste le fait du hasard ; le fruit d’une rencontre sur un chemin de caravanes ou encore celui d’un besoin scientifique urgent. C’est dans cette logique que ce croisement a lieu.
En effet, le rapport entre la langue arabe et la langue française est à apprécier d’abord et avant tout au niveau historique. L’histoire du rapport entre ces deux langues plonge ses racines très loin dans les relations entre le Maroc et la France. Celles-ci sont bien plus anciennes que la colonisation française du Maroc, qui n’est que la partie apparente de l’iceberg. Elles remontent en effet au 25 juin 1576, lorsque le sultan Abdelmalik[9] envoya une lettre au roi de France Henri III lui annonçant son sacre en tant que roi du Maroc juste avant la « guerre des trois rois ». Beaucoup de diplomatie sur un arrière-fond de guerre et d’alliance géostratégique, autant que la perspective de beaucoup de commerce ont permis de rendre ces relations possibles. Si cet état de chose a été possible à un moment de l’histoire, c’est que la langue a été à la hauteur des aspirations diplomatiques. Les relations linguistiques quant à elles avaient commencé bien avant le XVIe siècle. Les dictionnaires signalent des emprunts de termes scientifiques arabes (médecine, chimie) dès le Xe siècle et jusqu’au XVe siècle.
Aussi étonnant que cela puisse paraitre, la langue arabe classique, tant pour l’arabophone que pour l’amazighophone, est une langue seconde pour ne pas dire étrangère vu la contingence religieuse pour l’arabe (langue du saint Coran) et l’investissement politique pour l’amazigh[10] (reconnu aujourd’hui comme langue officielle, et cela depuis la nouvelle constitution du 29 juillet 2011). Nouveau statut signifie nouvelle perspective, nouvelle mise en pratique sur le plan du marché linguistique officiel au Maroc.
Le français concerne actuellement toute une communauté linguistique de 220 millions de personnes. Cette communauté ne représente pas « l’unité, réductrice et inféconde, d’un code froid (…) mais [un ensemble] d’expressions et d’échanges, une ample variation, une richesse souple de différences que chaque locuteur, dans sa petite sphère, risque d’oublier »[11]. La francophonie est à apprécier tel un espace prioritairement langagier « de source latine mais coloré de cent influences et aujourd’hui voué à l’expressions de plusieurs identités sociales »[12]. Aussi est-il urgent de reconsidérer cette notion de francophonie en tenant compte de toutes ces identités qui y participent dans un concert de recoupements et de croisements infinis.
En effet, cette coloration est très perceptible s’agissant de constater la différence entre l’arabe marocain et le français. De l’oral à la graphie, du lexique à la structure, de la sonorité à la composition profonde du mot, de l’étymologie au sens, on ne fait que constater l’ampleur de ces différences. Pourtant l’impact occasionné par le croisement des langues est énorme, et sur une échelle temporelle plus large il y aura amalgame des structures, des significations jusqu’à la fusion totale[13].
Deux langues, l’arabe dialectal et le français ; une seule expression – au niveau du dire – et ce dans une syntaxe irréprochable. La fusion a lieu et auparavant avait déjà eu lieu la correspondance entre deux cultures. Sur le plan pratique, cette langue en fusion constante s’impose en tant qu’expression d’une sociabilité (au sens de la contingence) linguistique à venir. L’ère est au mélange, n’en déplaise à l’académisme défenseur du raffinement de la culture et du perfectionnement de la langue. Les mouvements migratoires, depuis le XVIIe siècle jusqu’à aujourd’hui, font que le français n’est plus la propriété exclusive de la nation française. La langue, quand elle est l’expression d’un empire militaro-technologique, finit par déborder géographiquement l’espace qui l’a vu naître. Et en sa qualité de langue forte, elle est convoitée par tout le monde, aimée, détestée, bref elle fait l’objet de régulations, de flux et de reflux linguistiques en permanence. La plupart du temps, cette régulation est forcée, en fonction du besoin ; ou encore, et c’est le cas que nous développons à travers cette communication, elle est le résultat inévitable d’un contact entre populations de différents horizons linguistique et culturel. La langue nationale est un leurre voire une aberration.
La logique de l’identité /différence linguistique ne suffit plus pour penser notre rapport à la langue. Cette dichotomie est aujourd’hui mise en crise, car il ne peut y avoir d’identité au singulier. En effet, l’identité ne saurait s’accomplir que via la différence. Cette situation est tout autant valable pour la langue. Abdelkabir Khatibi[14], dans sa conceptualisation de la langue double (concept de bi-langue) comme milieu (le concept de l’entre-deux langues), a fait état d’un tiraillement tragique dans son rapport à la langue française. « En me relisant, écrit-il, je découvre que ma phrase (française) la plus achevée est un rappel. Le rappel d’un corps imprononçable, ni arabe ni français, ni mort ni vivant, ni homme ni femme: génération du texte, topologie errante, schize, rêve androgyne, perte de l’identité au seuil de la folie » (1978 :49). La situation de l’entre-deux langues, tragique pour Abdelkabir Khatibi, provient du fait que l’altérité linguistique semble se résoudre à une errance entre deux pôles, avec un risque existentiel du no mans langue. Dans Amour bilingue, Khatibi écrit ceci : « faire muter une langue dans une autre est impossible. Et je désire cet impossible »[15]. Ailleurs, dans le même texte, il écrit : « je suis un milieu entre deux langues, plus je vais au milieu, plus je m’en éloigne »[16]. Véritable tiraillement entre l’amour et la haine, le plaisir et la souffrance, le soi-même et l’autre, qui exprime dans des termes justes l’attachement à cette langue (dite étrangère), seule issue pour se libérer de son étrangeté.
Malgré la résistance et la phobie affichées à l’encontre d’une langue dite du colonisateur, qui expliquent par ailleurs cette violence dans les écrits des auteurs maghrébins d’expression/d’écriture française, le français a une place de choix dans notre société. Il reste largement utilisé dans les universités, les administrations… c’est même une langue d’appartenance à une certaine classe sociale.
En ce qui nous concerne, la bi-langue est représentée comme un processus de transformation et d’appropriation d’un nouveau code linguistique, d’une nouvelle langue. Il ressort de cette logique, véritable pratique linguistique au quotidien, ce qui suit :
1-       La langue n’est pas réductible à un code fini dans le temps et l’espace;
2-       Elle se fait au gré des contacts avec d’autres langues et d’autres civilisations ;
3-        Elle n’est pas réductible à une quelconque standardisation, aux provincialismes et aux préjugés ;
4-       Elle naît de la nécessaire fusion alphabétique, des mots et des expressions ;
5-       Elle est le résultat d’un long processus de mutations (interactions, transformations) linguistiques.
Dans le sens de « langue-mère » (ou « langue-origine »), existe-il véritablement une langue dite maternelle[17] ? Remontons le temps pour faire une sorte de radioscopie du français. Le français est une langue romane dont la grammaire et le vocabulaire sont d’origine latine. Avant de devenir la langue de la nation française, elle était désignée par l’appellation « latin vulgaire ; latin populaire ; bas latin ». Réhabilitée par le « Sermon de Strasbourg » (en l’an 842)[18], elle est aujourd’hui la langue officielle de l’hexagone. À chaque langue maternelle correspond une ou plusieurs autres langues maternelles satellitaires. On les parle toutes, sans pratiquer exclusivement l’une ou l’autre. Les mots émigrent vers d’autres langues comme pour demander l’asile linguistique, mais gardent le regard braqué sur l’autre rive d’où ils étaient venus, nostalgie phonique, lexicale ou syntaxique oblige.
Si l’on conçoit ce mouvement uniquement au niveau de l’instant, il aiguisera de toute évidence le sentiment d’être envahi par d’autres langues et d’autres cultures. Par contre, si l’on prend en considération l’histoire, on constate que non seulement les langues, mais aussi les cultures se mélangent avec un rythme long, au gré des guerres, des événements historiques et mêmes climatiques. Jadis on croisait les fers, aujourd’hui on croise les mots. Nous assistons alors à une « introduction interstitielle d’un ou plusieurs langages différents » assurés séparément par des interlocuteurs différents, mais qui finissent par produire « socialement sens »[19].
Ce que l’on obtient suite à ce phénomène de fusion d’une ou plusieurs langue(s) dans la structure d’une ou plusieurs langue(s) autre(s), ce sont des formes complexes, avec une logique propre et où le glissement sémantique suit, non sans résistance, le mouvement lent de croisement des cultures, des habitudes.
En tant que sujet arabophone, lire en arabe classique, l’arabe « standard » ou celui du texte coranique, avec plus ou moins de facilité, c’est lire, consubstantiellement, en perse, en hébreux, en turc, en canaan. L’idée d’une langue une, unique, monolithique, voire sacrée, est fausse. Toutes ces langues me traversent et interpellent ma mémoire sans que j’en sois totalement conscient. De même, en pratiquant « ma » langue arabe dialectale, je pratique en même temps et à des échelles différentes l’espagnol, l’amazigh, le français, l’arabe classique avec tous les recoupements que l’on peut soupçonner via l’accent, la déclinaison, la dérivation, etc.
En voici quelques exemples[20] :
-       les éléments (pour faire une dalle) à /zelima/
-       dallage à /ddalaj/
-       échafaudage à /chafaudage/
-       ciment à /sima/
-       règle à /rigla/
-       dalle à /ddala/
-       ciment armé à /simarmé/
-       briques à /lbrique/
-       pelle à /lbala/
-       tout venant à /toufna/
-       burin à /lbiran/
-       poutre à /boudra/
-       ajuster à /justi/
-       chaînage à /chinaj/
-       cheminée à /chimini/
-       encadrement (menuiserie) à /caderma/
-       colle à/cola/
-       planche à /blancha/
-       équerre à /likir/
Ces glissements, aujourd’hui rentrés dans les coutumes langagières des Marocains, se concrétisent dans des formulations relevant d’un besoin de communiquer pour être dans l’échange afin d’accomplir une besogne. En voici l’illustration à travers un énoncé banal:
-       /afak fkia rigla bach njusti lhit/
o    afak (arabe dialectal)à s’il te plait
o    fkia (amazigh)à passe-moi
o    rigla (français)à la règle
o    bach (arabe dialectal)à pour
o    njusti (français)à ajuster
o    lhit (arabe dialectal)à le mur
-       Ce qui donne : S’il te plait, passe-moi la règle pour ajuster le mur. A ce niveau, nous évoquons le propos de Jakobson concernant le phénomène de la traduction[21].
Même structure, même ordre canonique, même signifiant, même signifié, même rythme, même formulation, trois codes, sinon quatre, en parfaite symbiose pour exprimer une et même requête.
Cet exemple ne constitue en aucun cas une exception. Au nord du Maroc, on communique des fois et selon le contexte, à travers le tarifit (une variante de l’amazigh pratiqué e  au Nord du Maroc), l’espagnol (vu l’histoire coloniale et la proximité géographique), l’arabe marocain (en signe d’attachement à une nation, à une tradition religieuse et culturelle) et le français (langue d’enseignement et de prestige social). Au quotidien, on pratique un « mixe-linguistique » de deux à quatre codes linguistiques. Ce qui est extraordinaire, c’est que toutes ces langues cohabitent avec beaucoup d’aisance pour exprimer un besoin urgent, un désir de positionnement dans la société, une vision du monde, d’où le nombre incalculable d’interférences sémantiques, phonologiques et syntaxiques. Ces interférences ou interactions émanent d’une cohabitation plus qu’évidente tant que l’exercice linguistique, en tant que pratique de la communication, se fait avec beaucoup d’aisance sans faire trop attention aux différences entre les codes en présence dans une même formulation phrastique. Les utilisateurs de ces langues ont eu recours, et de façon délibérée, à plusieurs langues en même temps. Résultat : le message a bien eu lieu à travers un code pluriel, éclaté, peut-on dire, résultant d’un riche brassage des langues et des cultures.
L’on remarque par ailleurs que ce procédé de pratiquer une langue étrangère (ou plusieurs) en usant en même temps d’une langue maternelle crée une sorte de tamponnage linguistique, une sorte de heurt perceptible, exclusivement, par les spécialistes des usages linguistiques en bilingue, trilingue et quadrilingue, etc. D’où les remarques suivantes :
1-       L’usager plurilingue n’est pas toujours conscient de l’origine de la ou des langue(s) dont il use dans sa vie quotidienne.
2-       La phonie n’est pas respectée (appropriation par la prononciation locale influencée par l’accent et hérité de la langue maternelle : le « V », le « P » se transforment en « B » ; le « U » en « I » ; le « R » en « r » roulé…)
3          Le sens du mot emprunté, et faisant l’objet d’un acte d’appropriation, dépend davantage du contexte culturel de la langue maternelle du locuteur que de celui de la langue dont il est emprunté. Exemple : gaver signifie dans un pays comme le Cameroun « nourrir généreusement et copieusement ses invités ».
Ce qui nous amène à avancer les constatations suivantes :
a-        Le français n’est plus la propriété exclusive des Hexagonaux.
b-       Le français peut être conçu, perçu, enseigné en tant que langue « maternelle »[22].
c-        Il n’est pas une langue singulière ; il concerne tous les pays francophones. Chacun de ces pays lui ajoute une particularité culturelle qu’il faut étudier sur le plan de l’enrichissement du paradigme de cette langue.[23]
C’est la preuve que l’usage du français sous d’autres cieux fait l’objet d’un enrichissement conséquent tant au niveau de la signification qu’à celui du lexique. Cet enrichissement culturel, phonétique, sémantique doublé d’un renforcement symbolique est la preuve qu’au-delà des frontières imposées par les politiques, les langues poursuivent leur brassage au rythme du commerce auquel se livrent les Hommes.
Le français, langue étrangère, devient une langue intime, propre à soi. Il n’y a là à percevoir ni aliénation linguistique ni suicide culturel ou identitaire[24]. Jadis symbole du déracinement, de désappropriation voire d’aliénation culturelle, le français est aujourd’hui tout simplement une langue de communication et d’enseignement. Il est le véhicule de savoirs divers, de valeurs culturelles et civilisationnelles.
Aujourd’hui, au niveau des institutions, la position est claire. Tout en reconnaissant l’existence d’une ou de plusieurs langues dites étrangères, qu’elles soient secondes, d’enseignement ou dites professionnelles[25], la primauté est donnée à la langue maternelle[26] et ce pour des raisons plutôt politiques, historiques, identitaires. Mais au niveau de la pratique linguistique, c’est-à-dire au niveau de la société, la réalité se présente autrement : le Maroc est un pays plurilingue et son marché linguistique est très prospère. Son plurilinguisme, à ne pas comprendre dans le sens du multilinguisme[27], refuse la stratification et le classement des langues dans le sens de la hiérarchisation des préférences.
L’on peut alors aisément parler en termes d’espace de sociabilité linguistique dans le cas du Maroc. Il n’y a pas lieu de donner l’exclusivité à une langue aux dépens d’une autre. L’arabe standard, le parlé marocain, l’amazigh (avec ses trois variantes)[28], El hassania[29], le français, l’anglais, l’espagnol, l’allemand, l’italien, sont autant de langues connaissant un succès auprès des jeunes et des professionnels tous secteurs confondus.
Ce qui ressort de ces considérations, en opérant une sorte de distance par rapport à tout protectionnisme, exclusivisme ou provincialisme, c’est cette rencontre heureuse entre les mots venus de partout et de nulle part. Sur un segment temporel plus long, on pourrait envisager la formation lente, trop lente même, suivant une alchimie inconnue, de nouvelles langues. Les emprunts entre les langues vont de concert, malgré les scepticismes exprimés au nom des nationalismes et autres racismes et xénophobies qui viennent retarder le processus dans lequel l’humanité est engagée – celui de toutes ces interactions infinies que sous-tend l’interculturel.
Il ne peut y avoir de langue et encore moins de culture qui soient conçues au singulier. Ce qu’il y a véritablement, ce sont des langues et des cultures en formation continue au rythme des grands déplacements humains, des mouvements migratoires, des voyages, des confrontations entre civilisations. À cela s’ajoute l’évolution technologique qui charrie son lot de termes nouveaux dont notre communication au quotidien tient compte, volontairement ou non, afin de s’inscrire dans son temps. De quelle forme monolingue pourrions-nous parler ? A quelle identité linguistique ou culturelle pourrions-nous faire allusion ? Au rythme de son évolution, l’humanité a constamment exprimé son besoin d’inventer, dans diverses langues, des formes d’expression qui ne sont exclusives à aucune culture et à aucune langue. Mais au cours de cette évolution, chaque civilisation a cherché à s’affirmer en imposant une culture, une langue, une religion, un mode de fonctionnement qui lui assurent une certaine pérennité.


[1] En tant que pratique de la culture d’apparence à une échelle locale mais en réalité mondialement globale. Cette évidence aujourd’hui rendue plus perceptible grâce aux médias. En tant que fusion (hybridation des cultures), non sans heurts d’ailleurs, entre patrimonialisation et universalisation.
[2] À entendre dans le sens de territoire de la pratique de la langue française. Lequel territoire est à percevoir en tant qu’espace de sociabilité linguistique (un concept que nous développerons plus bas ; cf. n. 7).
[3] Interférence signifie essentiellement recoupement, interaction, immixtion, interdépendance.
[4] Concept développé par Paul Ricoeur dans sons essai : Parcours de la reconnaissance, Paris, Stock, « Les essais », 2004.
[5]Pour plus de détails cf. R. Jakobson, "Aspects linguistiques de la traduction" in Essais de linguistique générale, Seuil/Points, 1977. Ce livre m’a inspiré la question suivante : « Peut-on étudier la traduction sans se préoccuper de la coïncidence des langues source et cible? » Il me semble que non. C’est grâce à cette coïncidence, qui n’est pas d’ailleurs hasardeuse, qu’il vient à l’esprit du traducteur de rapprocher ces deux langues l’une ayant été génétiquement conçue dans l’autre, l’une ayant vécu dans le pli de l’autre silencieusement, comme un gène qui sommeille.

[6] Voir Guemriche Salah, Dictionnaire des mots français d’origine arabe, Points, 2012.
[7] Ce sont nous qui soulignons. Ce concept concernant le fait culturel et politique est développé par Bernard Lamizet dans son essai La Médiation culturelle, Paris, L’Harmattan, 1999. La francophonie comme espace et comme représentation symbolique, concernant l’usage d’une même langue, notamment le français, supporte avec beaucoup de souplesse intellectuelle l’idée de l’appartenance à une communauté linguistique élargie, se concevant dans la logique d’une sociabilité en devenir.
[8] Une francophonie différentielle, collectif sous la direction de Sélim Abou & Katia Haddad, L’Harmattan, 1994, p.109
[9] Sultan Abdelmalik : Abu Marwan Abd al-Malik dit El-Moatassem Billah, sultan 1576 - 1578 ; cf. la bataille des trois rois, au cours de laquelle le Royaume du Maroc remporte la guerre contre Sébastien 1er Roi du Portugal le 4 Août 1578.
[10] Littéralement le terme amazigh signifie « homme libre » ; il remplace désormais l’ethnonyme « berbère », qui possède une connotation péjorative. L’amazigh est une langue pratiquée au Maroc (ses variantes sont : le tarifit, le tachelhit et le tamazight ; cf. plus bas.) Son écriture est le Tifinagh.
[11] Alain Rey, « Préface » in DEPECKER Loïc, Les mots de la francophonie, Paris, Belin, 1988, p.3
[12] Ibid., p. 4
[13] Voici quelques exemples de mots déjà en usage dans la langue française. Tu as la baraka = tu as de la chance
C’est pas bésef = c’est pas beaucoup. 
Un
chouïa = un peu.
On prend kawa = On prend un café
C’est kif-kif = c’est pareil
Être maboul = être fou.
J’ai vu le
toubib= j’ai consulté un médecin.
Sous l’influence des médias et pour des raisons idéologiques, politiques et électoralistes, d’autres termes arabes trouvent leur chemin vers la langue française : le /hijab/ ; /djihad/ ; /charia/ ; /moudjahidine/. Ce sont des mots à forte connotation religieuse, faisant référence au terrorisme dans l’inconscient collectif des Français.
[14] Sociologue et écrivain marocain ; auteur de La mémoire tatouée ; Amour bilingue, etc.
[15] Casablanca, éditions Edif, 1992, p.35
[16] Ibid., pp. 10-11
[17] Celle que les enfants apprennent en premier.
[18] C’est le texte français le plus ancien. Cette langue est restée pendant longtemps langue maternelle exclusivement de la région de l’Île de France. En 1539, sous François Ier, le français est devenu « langage maternel français ». Au XVIIe siècle le français est élevé au statut de langue de l’aristocratie avant de devenir en 1632 la langue institutionnelle.
[19] Christian Lagarde, Des écritures bilingues, Sociolinguistique et littérature, Paris, l’Harmattan, 2001, p.43
[20] Ces exemples ne représentent qu’une infime partie d’un échantillon loin d’être représentatif. C’est dire que l’usage de la langue française dans la texture du parler marocain est très fréquent, que ce soit au niveau des métiers, au niveau des foyers ou encore au niveau des professions et des institutions. 
[21] Jakobson : « En traduisant d’une langue à l’autre, on substitue des messages dans l’une des langues, non à des unités séparées, mais à des messages entiers de l’autre langue. » Il s’ensuit que le message est un ensemble de signes linguistiques (peu importent les langues consubstantiellement existantes dans la structure du départ).

[22] Dans le cadre de l’enseignement privé au Maroc, et bien avant la maternelle, le français est pratiqué tel un moyen de communication avant d’être perçu en tant que langue étrangère d’enseignement. C’est donc l’une des langues premières que les enfants de 3, 4, 5 ans pratiquent sans aucune difficulté.
[23] Au Zaïre par exemple le mot « humaniste » ne concerne plus celui ou celle qui s’intéresse aux humanités en termes de transmission des savoirs ; c’est plutôt un terme spécifique aux élèves ayant terminé leur second cycle ; en Suisse, le terme « huitante » pour dire quatre-vingts ; en Belgique, « ramassette » pour dire tout simplement « une pelle à balai », ce que les Helvétiques désignent par « ramassoire » ; « redouter » au Bénin, c’est tout simplement douter une seconde fois. Pour plus de plaisir dans ces glissements consulter Les Mots de la francophonie, ouvrage cité à la note 11.
[24] Faut-il le rappeler les écrivains d’écriture ou d’expression française, à l’échelle du Maghreb, ont eu des relations conflictuelles avec la langue française. Ceci a été remarqué au niveau de la fiction rapportée à travers le récit autobiographique et le récit identitaire évoquant le statut de la langue française comme langue du colonisateur, comme langue menaçant l’identité linguistique des pays sous la colonisation.
[25] Tourisme, marketing, commerce, administration des entreprises, expertise, banque, etc.
[26] Au Maroc et depuis l’avènement de la dernière constitution, l’Amazigh est tout aussi considéré comme langue maternelle. (Politiquement donc nous avons deux langues maternelles) D’autant plus qu’ « on ne se libère pas, selon Abdelfasstah Kilito, de sa langue familiale, familière [et que] tout locuteur s’exprime dans les langues étrangères à partir de la sienne, reconnaissable par un accent, un vocable ou une construction insolite… » A. KILITO, Je parle toutes les langues, mais en arabe, Paris, éd. Sindbad « actes sud » 2013, p.34
[27] Plurilinguisme signifie croisement des langues (existence de l’inter-influence) ; multilinguisme suppose une coexistence  des langues, ce qui présuppose l’existence d’un consensus entre usagers de ces langues et la possibilité qu’ils ont à en choisir une comme moyen d’expression. Bien que cette notion concerne toute une communauté, l’usage reste hautement politique car elle profite à une classe d’individus qui en fait recours prioritairement et institutionnellement.

[28] Tarifit (au nord du Maroc) ; tamazight (au centre) et tachelhit (sud). Il y en a qui considèrent que la langue amazighe est une et que chaque dialecte n’est qu’une variante locale. Voir Stéphanie Pouessel, les identités amazighes au Maroc, Casablanca, éd. La croisée des chemins, 2011, p.92
[29] « El hassania » ou « el hassanyya » est pratiquée dans les provinces du sud du pays. Issue de l’arabe, cette langue est parlée en Mauritanie, au Maroc, en Algérie, au Sénégal et au Mali. Elle est fortement influencée par l’arabe littéraire. Appelée également « langue maure », elle est pratiquée par les populations maures ou mauresques. Les Maures sont les populations sahariennes parlant le dialecte arabe hassanyya.

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