vendredi 25 novembre 2016

Roland Barthes et Hans-Robert Jauss.


                                       


             



Par M. Martah
Professeur de L.L.F ; Faculté des lettres de
Marrakech ; Université Cadi Ayyad.
« Roland Barthes, l’Unique Pluriel »
Série de conférences organisée par Le Master :
Langue & texte (département de L.L.A) du
9 au 21 mai 2016.

Le Roland Barthes que nous souhaitons présenter à cet honorable public – non sans humilité et avec beaucoup de risques d’ailleurs – est un lecteur à la fois audacieux, courageux, révolté, surprenant, inconstant, encyclopédique, éclectique par méthodologie critique. Aucune école ne saurait le contenir, tellement il a touché à tout et à tous les supports à commencer par l’écriture jusqu’à traiter avec beaucoup de subtilité fine le raffinement de la cuisine chez les Japonais[1] en passant par l’analyse sémiotique des images, de la publicité et du cinéma. Il est surtout un lecteur LIBRE, libre de toute contrainte, mais dont la tâche principale est d’effectuer un travail de lecture d’importance telle, jusqu’à permettre aux supports visités d’acquérir une dimension signifiante autre (PPT- BUTOR N°5). Aussi fait-il dire au texte littéraire ce que ce texte a omis, volontairement ou non, de dire.
En effet, le phénomène Barthes reste particulièrement remarquable, tant que l’expérience critique de l’auteur de Sur Racine rappelle la littérature à la vie dans son quotidien amusant et tragique à la fois. L’œuvre selon lui doit être l’équivalent d’une victoire sur la mort, contre l’oubli et l’échec. La lecture est cet acte par lequel les œuvres du passé sont déterrées pour constituer la matrice des œuvres à venir.
Qu’il s’agisse de fantasme[2], de rêveries, de prolongement, de critique, la lecture de R. Barthes ne saurait être considérée autrement que comme une expérience esthétique (apportant au texte lu une signifiance à travers de nouvelles questions posées à l’œuvre reçue, et ce dans un style autre) doublée d’une expérience historique (participant  à la renommée des œuvres appréhendées suite à une lecture active, effective, chronologiquement datée).
En notre qualité de lecteur de Barthes, il nous est plus aisé de concevoir – dans un premier degré de la perception – l’auteur de Mythologies comme un lecteur éclectique. Ce qui va nous épargner d’associer son œuvre au structuralisme, à la sémiologie, au formalisme seuls ou à d’autres formes d’appréhension des textes littéraires impliquant les œuvres d’art dans des engrenages terminologiques infinis.
Loin de toutes ces considérations théoriques, nous préférons aborder le critique Barthes comme créateur ayant une idée[3] toute neuve, celle justement de s’installer dans la chose littéraire comme lecteur et créateur à la fois ; lecteur de ce qui a précédé et créateur d’une écriture en train de se penser, en train de se faire.
Tout en cherchant à mettre à mort l’auteur[4], en sa qualité de lecteur, Barthes s’impose en tant que créateur. L’on constate alors ce qui suit : à la mort de l’auteur chez Barthes correspond la naissance du lecteur chez Jauss et où « la lecture comme récit intellectuel ; comme tout récit, (…) encourt le risque de construire une identité » [5]. En cherchant à mettre à mort l’auteur, est-ce que ce n’est pas l’écrivain qu’on cherche à « tuer » ? Car l’auteur reste la garantie du texte, celui qui augmente son texte, qui assure la production du texte.
L’auteur est mort, la naissance du lecteur en est la conséquence logique ; le premier cède la place au second. La notion du premier lecteur développée par H.-R. Jauss dans sa théorie de la réception peut confirmer métaphoriquement cette idée de la mort de l’auteur chez R. Barthes.
Faudrait-il le souligner, l’auteur en écrivant écrit à lui-même avant d’écrire aux autres. Impossible d’écrire à personne, même quand il s’agit d’écriture non conventionnelle ou révoltée. En annonçant la mort de l’auteur, R. Barthes met en avant la notion de l’horizon d’attente, la fusion et la mutation des horizons d’attente ; l’auteur est dépossédé de son œuvre. Celle-ci appartient désormais à ses lecteurs dont l’appropriation et l’appréhension ramènent de nouveaux sens, de nouvelles concrétisations même au-delà des frontières géographiques, culturelles, linguistiques, esthétiques et génériques qui ont vu naître cette même œuvre.
L’œuvre littéraire fait l’objet d’actualisation quand elle plait, quand elle dérange, quand elle bouscule les idées et la tradition, et c’est en ce sens qu’elle se considère comme œuvre nouvelle. Elle reste constante et seule l’inconstance (au sens chronologique) des lectures est capable d’y faire face. En sa qualité de création, l’œuvre reste en attente d’une création en suspens, celle du lecteur. La première faisant la parade au second et le sens qui en découle est la preuve de la concrétisation d’une relation dialectique entre les deux. De la  «connaissance »  de l’œuvre à la « co-naissance » de l’œuvre et du lecteur de cette même oeuvre.
L’importance du lecteur n’est plus à démontrer : Chez Jauss la relation est ternaire (Auteur/Œuvre/Lecteur) - corrélation et coopération sont les mots d’ordre- ; alors qu’elle reste confinée dans une binarité inconditionnelle (Œuvre/Lecteur) ; substitution, transmission, remplacement chez  Barthes et où le lecteur réécrit l’œuvre une fois dépossédée de son auteur. Chez H.-R. Jauss, le lecteur reproduit l’œuvre suite à une nouvelle appropriation (suite à une nouvelle expérience esthétique et historique). Qu’elle soit symbolique ou effective, la mort de l’auteur nous pousse à poser le cas de la critique génétique qui travaille sur le manuscrit de l’auteur. Cette critique « renouvelle la connaissance des textes à la lumière de leurs manuscrits de travail, en déplaçant l’analyse de l’auteur vers l’écrivain, de l’écrit vers l’écriture, de la structure vers le processus, de l’œuvre vers sa genèse ».[6]  Le critique généticien a besoin et du texte et de son auteur en même temps, surtout dans le cas de la préparation d’une édition sûre, augmentée et annotée. Le support manuscrit nous informe que, de son vivant,  l’auteur aurait apporté des corrections de sa main, que l’éditeur auraient passées sous silence ou tout simplement ignorées. Que faire dans ce cas précis ? Il devient plus urgent alors de faire ressusciter l’auteur afin qu’il nous renseigne quant aux biffures, aux ratures et aux réécritures dont-il aurait lui-même gratifié son texte. Sans le texte établi et annoté d’une manière sûre, l’interprétation du texte sous forme imprimée, peut prendre des dimensions incongrues : on peut alors faire dire au texte ce que le manuscrit n’a jamais prétendu dire ; ce qui nous dévie conséquemment par rapport à un certain degré d’ « honnêteté » intellectuelle vis-à-vis du texte reçu.
Avec cette belle idée de la mort de l’auteur, R. Barthes, à l’image de M. Foucault, voulait contester la domination des enseignements, jugés caduques, de l’histoire littéraire à la manière de Lanson et de Sainte-Beuve dans le cadre des études littéraires à l’Université de la Sorbonne. L’objectif d’une telle remise en question de la tradition sorbonnarde est d’annuler l’idée selon laquelle « l’œuvre est l’expression de son auteur ». Aussi, cette annonce de la mort de l’auteur, est synonyme d’une prise de position face à « la tradition critique » et d’une « adhésion à l’avant-garde littéraire »[7]. La question « Qu’a voulu dire l’auteur ? » est remplacée par un texte qui émerge en tant qu’expression de lui-même et où la communication entre l’auteur et son lecteur se restreint à la littérarité (la littérature dans ce qu’elle a de spécifiquement littéraire, la langue, les sons, etc.).
C’est justement grâce à l’absence/présence de l’auteur que le sens  de l’œuvre ne fait pas l’objet d’un « déterminisme » de la signification et où le lecteur  demeure l’élément fondamental dans la relance de la littérature en tant que récepteur/producteur du sens. Comme c’est le cas chez R. Barthes, l’intention de l’auteur n’a jamais été à l’ordre du jour chez H.-R. Jauss. Chez l’un comme chez l’autre critiques, le texte n’est pas seulement un canal avec une langue (médium) mais c’est un tremplin, une ouverture vers d’autres textes, d’autres œuvres.
Barthes voulait passer sous silence l’auteur « comme producteur du texte et comme contrainte dans la lecture »[8] et soumettre la chose littéraire à l’analyse du discours, s’inspirant des modèles linguistiques et de la théorie littéraire. Une théorie littéraire contre laquelle Jauss[9] va s’insurger pour proposer une histoire de la littérature faite de lectures successives, chronologiquement repérables. Il semble qu’à ce niveau de notre investigation le différent entre Barthes et Jauss est plus remarquable. Là où l’approche barthienne se restreint au texte et à sa matière première, la langue ; chez Jauss, elle s’étend à l’histoire des lectures, des réceptions et des productions successives du texte reçu.
A aucun moment, chez Jauss il n’était question de chercher une quelconque interprétation des intentions de l’auteur à travers son texte. Ce dont il a toujours été question c’est de savoir qu’est-ce qui garantit la permanence d’une œuvre d’art et c’est quoi ce phénomène de réception qui prend en charge cette même œuvre à travers le temps. La lecture chez Jauss fait l’objet de réflexion profonde. C’est elle qui porte l’œuvre et lui assure longue vie ; c’est elle encore qui la ressuscite en cas d’amnésie critique ; c’est elle encore qui permet à l’œuvre d’advenir. Et c’est la tâche principale que s’est assignée Barthes en s’attaquant à tout un héritage livresque de renom.
Quand le lecteur devient lui-même auteur, est-il judicieux de le mettre sous silence ? Barthes lecteur, objet de ces séminaires, faut-il le réduire à son énonciation, à un degré zéro de la lecture, au langage, à l’impersonnel, à l’anonymat ? Lui qui donne son opinion avec force, notamment contre les anciens et s’indigne pour que le renouveau littéraire advienne. Que voulez-vous qu’on comprenne de Sur Racine ? Bien sûr, ce que Barthes veut qu’on en comprenne. C’est évident. Y a-t-il ici intention ? Bien sûr que Oui. Il y a Intention de mettre en crise les approches selon lui caduques et anciennes ; intention de faire la promotion d’une critique avant-gardiste, révoltée, celle du renouveau. Même s’il n’aime pas la poésie il produit un chef d’œuvre critique sur un grand poète du XVIIe Siècle. Avec cet exemple précis et suivant la logique défendue par la nouvelle critique, à savoir (« la naissance du lecteur doit se payer de la mort de l’auteur »), nous assistons à la renaissance de l’auteur qui est Racine et en même temps à la naissance de l’auteur  de Sur Racine qui devient plus que jamais célèbre.
Il est à remarquer, du point de vue de la théorie de la réception, que l’auteur supposé être « mort », après avoir été « lu » par un lecteur provocateur et intelligent devient plus célèbre (plus vivant) qu’avant et dans cette ruée vers la renommée, il en fait profiter son lecteur qui en est la cause. Dans le même ordre d’idée, Barthes nous propose une actualisation fracassante de Racine, sans retenue ni hésitation. C’était le moment rêvé de mettre en crise la tradition lansoniènne et d’annoncer la nouvelle critique.
Roland Barthes s’est approprié Racine pour en faire la promotion aux yeux de la postérité. Ce passage à la postérité nécessite le scandale comme catalyseur de l’acte de réception. Pas seulement, puisque l’auteur de Sur Racine est devenu plus célèbre que l’auteur classique lui-même, objet d’une appropriation de l’ère du temps, celle de renoncer à « l’individu Racine »[10] pour faire valoir l’approche systématique.
La lecture/paradoxe que nous propose Barthes, celle qui se réclame de l’approche systématique mais qui « institutionnalise la subjectivité »[11], n’est plus associée à un acte d’effacement de l’auteur étudié, mais plutôt à un acte promotionnel et de l’auteur et de son lecteur.  Que serait-il advenu de  la renommée de Flaubert sans les lettres de Sand, de Lautréamont sans le courage de Soupault, de Racine sans le défi de Barthes, de Poe sans les traductions de Baudelaire, de Nietzche sans la philosophie de Dostoïevski, de Kafa sans la voix de Max Brod lorsque l’auteur de La métamorphose se tut, etc.  De texte en texte, de paradoxe en évidence, les influences se succèdent, ce faisant l’histoire de la lecture se précise.
La nouvelle critique, du temps où Barthes voulait établir une nouvelle science de la littérature dans les années 60, voulait mettre à mort l’auteur pour que son texte soit perçu en dehors de toute influence biographique ; ce qui en ressort, un paradoxe retentissant : l’auteur est plus que jamais propulsé vers la postérité et l’immortalité. Et la raison est toute simple, tous ces auteurs s’inscrivent dans un long processus de création/recréation (réception/reproduction) du texte littéraire, un long et pénible travail de médiation littéraire sans laquelle toute littérature ne saurait advenir. En écrivant son texte Roland Barthes par Roland Barthes, l’auteur cherche à se distinguer « scripturellement » en donnant naissance à un texte fragmentaire, incomplet, inachevé, désordonné, discontinu. Ce faisant, il remet en cause l’écriture linéaire, rectiligne et continue afin de présenter une œuvre brisée en mille fragments, en mille morceaux et pourtant lorsque les bribes de texte seront rassemblées, cela ne donnera pas le texte autobiographique souhaité dans Roland Barthes par Roland Barthes[12]. Le je de l’auteur est introuvable, c’est un autre, il est perdu dans les méandres du fragmentaire qui se refuse d’appartenir à une quelconque forme générique. Pourtant Roland Barthes par Roland Barthes fait écho à son auteur (l’auteur est déclaré mort lorsque son texte est mis à la disposition du public). Un auteur rendu célèbre et fort des lectures lui ayant été apportées.
L’étonnante variété des lectures proposées par Barthes s’offre à nous comme une encyclopédie critique (thématique, psychanalytique, structuraliste, formaliste, marxiste, sociologique, affectueuse…) où l’on risque de se perdre. L’éclectisme barthien annonce sans hésite la modernité critique qui fonctionne par écarts opérés entre deux approches : il passe de Gide à la mode, au mythe, à sensualité pour faire parler les choses. Ce faisant ces choses deviennent signifiance après avoir été des signes arbitraires. Le passage d’un système à un autre, d’une lecture à une autre est remarquable à plusieurs enseignes.
1-      L’acte de lecture barthien crée une corrélation avec l’œuvre lue, se traduisant ainsi en trace écrite à valeurs historique et esthétique. En s’attaquant au modèle critique de Lanson (ce qui va lui valoir une attaque de la part de R. Picard à travers son Pamphlet de 1965 et où il tire la sonnette d’alarme quant à la méconnaissance de l’histoire de la biographie) La réponse de Barthes ne va pas tarder à venir. En 1966, il publie Critique et vérité. Ce croisement de lectures, sous le signe des querelles littéraires, va être d’un grand intérêt historiographique pour comprendre la littérature tel un phénomène évolutif.
2-      Sa production critique s’impose comme acte historiographique permettant la concrétisation sur le plan de l’histoire de tous les auteurs qu’il a lus.
3-      Son acte de lecture, en sa qualité de concrétisation, le projette lui-même vars la renommée critique, donc littéraire.
Le devenir phénoménal de l’œuvre ne peut se faire sans la participation d’un « scripteur » actif, lui-même –tout le moins dans le cas de Barthes- devient phénomène. En effet, il est impossible de parler de littérature sans soulever le cas de Barthes lecteur/créateur, tellement il a fait migrer les discours des auteurs qu’il a appréhendés vers ses propres textes, créant ainsi une multitude de recoupements heureux où les textes s’interpellent et se répandent dans un concert infini de lectures et de lectures croisées. Là le texte appréhendé, en sa qualité de support esthétique textuel devient pour, son auteur, expérience historique mémorable.
Le cas Barthes représente à la fois une expérience esthétique (ses lectures exceptionnelles, originales et éclatées en sont témoins) et une expérience historique, puisqu’elle vient à un moment spécifique particulièrement mouvementé, intellectuellement instable. Ses lectures sont à la fois des questions posées à des réponses données par d’autres auteurs et en même temps elles sont de grande qualité poétique. L’expérience esthétique de Barthes va s’accomplir dans la publication de Plaisir du texte où l’on est invité à ressentir la jouissance littéraire à la fois comme engagement et comme pouvoir.
Comment alors reconstituer l’horizon d’attente barthien dès ses premières lectures jusqu’à La chambre claire ? A chaque expérience esthétique et historique il existe un horizon d’attente particulier. Barthes « l’unique » mais « pluriel » quant à ses attentes. Unique dans l’exception réceptrice des œuvres qu’il appréhende de façon non conventionnelle, non conforme, toujours révoltée ; et pluriel dans l’originalité toujours évolutive ; ce qui représente une fusion d’une multitude d’horizons d’attente dans un même acte de lecture. Ses lectures, dans leur éclatement et dans leur variété infinie, représentent un horizon d’attente tout particulier, réalisant son propre glissement et sa propre fusion avec lui-même. L’unique/pluriel interpelle le pluriel/unique dans une logique en spirale.
La réception dont a fait acte Barthes reste problématique dans la mesure où elle constitue en elle-même un système composé d’une infinité de systèmes d’où la difficulté de classer son œuvre dans un courant critique spécifique. Une œuvre qui au demeurant reste inclassable, éclectique, fragmentaire, éclatée et inachevée du fait même de cet aspect fusionnel de ses différents horizons d’attente.
Il est certain que la réception des textes se modifie avec/et à travers le temps (sous l’effet des idéologies, des contextes historiques, des langages, des genres et des styles en mutation permanente) ; c’est le cas de Barthes, lecteur inconstant puisqu’il a été amené à modifier très fréquemment son matériau analytique sans remettre en question sa subjectivité profondément subjective et systématique. Son inconstance fait de lui un critique non catégorisable, son œuvre s’inscrit volontiers dans le renouveau. A chaque œuvre nouvelle, une nouvelle lecture : de Michelet à Gide, à Racine, à Robbe-Grillet, à la Rochefoucauld, à Derrida, à Deleuze, etc. Il en fait un nouvel objet d’actualisation en vue d’un nouvel horizon d’attente. Celui qui est perceptible dans une dynamique du renouveau (le principe de l’œuvre nouvelle chez Jauss) par opposition à une œuvre statique).
En effet, une société dynamique et qui bouge a besoin de novation continue : la critique barthienne s’inscrit dans cette perspective moderne, parce que le nouveau est surprenant, révolutionnaire, scandaleux, causant du mépris – par incompréhension en mal de jugement subtile- avant de faire l’objet de fascination. Esthétiquement, le nouveau est haïssable, parce qu’il bouscule tout, mais finit par faire l’objet de sublimation esthétique
Chez Jauss, cette logique correspond en premier à une précompréhension, sorte de résistance au texte parce qu’il n’est pas encore pris en charge par l’entendement humain d’où le travail de relecture qui prend la forme de questionnement ; puis à une compréhension, correspondant aux premières interprétations, toujours hésitantes, des fois complaisantes, souvent fausses ; enfin à une compréhension effective permettant à l’œuvre de monter en spirale sous l’effet de lectures inspirées et averties, se soldant souvent en concrétisations écrites. Longtemps le traducteur hésite avant de s’approprier un texte autre, il passe forcément par toutes ces étapes et ce n’est pas fini. La preuve en est qu’on trouve pour un seul texte plusieurs traductions et plusieurs interprétations.
Roland Barthes se veut un lecteur libre, libre des contraintes idéologiques, esthétique et génériques ; il est anticonformiste. Ce faisant il reste inconstant en permanence, il passe de texte en texte ; son objectif : devenir écrivain. La préparation du roman en est l’exemple parfait. R. Barthes apportait aux textes visités ses notations, ses remarques, il « voulait suivre l’œuvre de son Projet à son accomplissement: autrement dit, du vouloir-Ecrire au Pouvoir-Ecrire»[13]. Faudrait-il le redire encore : l’œuvre littéraire reste irréductible à tout acte critique et c’est en ce sens  qu’elle reste ouvertement complexe. L’œuvre critique de Barthes, de part sa complexité et son inconstance devient elle aussi irréductible à toutes les tentatives interprétatives académiques. Par sa lecture, acte fortement créateur, Barthes devient œuvre ou tout le moins c’est ce qu’il souhaite : il écrit ceci.
 Aussi s’inscrit-il dans la perspective d’une œuvre de résistance, selon l’expression de Gilles Deleuze, qui associe « l’œuvre d’art à un acte de résistance » en ce sens qu’elle « résiste à la mort » et devient Œuvre. Roland Barthes cherche la postérité et cherche à résister à l’oubli et à la mort…celle de l’auteur notamment.
En effet, l’œuvre/Barthes reste mystérieuse ; elle s’inscrit dans « l’étoilement des stratégies et des relations complexes qu’un Barthes pluriel entretient avec ses grands contemporains »[14]. La relation, la vraie, qu’il a entretenue avec ses contemporains et mêmes les classiques,  romanciers, philosophes, moralisateurs et essayistes compris prenait la forme d’une « promotion du lecteur comme auteur »[15]. Malgré son inconstance de lecteur invétéré, Barthes était un lecteur producteur du sens, du signe, de la signification et de la signifiance. Chose qui résume tout le travail de Barthes en s’appropriant plusieurs supports pas seulement textuels, afin de les conduire à leur dessein premier/dernier : les inscrire dans la postérité littéraire. S’il existe un mot pour qualifier l’auteur qui a bouleversé la critique de XXe siècle et même au-delà, c’est le qualificatif de générosité inconditionnelle qui ne verse guère dans la complaisance.
René Pommier, dans son livre Le « Sur Racine » de Roland Barthes, écrit ceci : « Qui voudrait vraiment passer au crible toutes les fariboles (sottises) que Roland Barthes a débitées, risquerait fort d’y  passer une bonne partie de sa vie. Si grand fût mon désir de mettre à nu l’étonnante nullité intellectuelle de celui qui passe pour l’une des principales lumière de notre temps, je ne me suis pas senti le courage de me lancer dans une aussi longue et fastidieuse entreprise » [16].
En attaquant le texte barthien de cette manière, René Pommier ne fait qu’attiser la querelle déjà ancienne, du temps de Picard. Ce qui curieusement va propulser Roland Barthes vers la postérité critique. Sur Racine est brutalement attaqué par une critique qui cherche à régler ses comptes avec le structuralisme. Paradoxalement, elle va contribuer à son succès universitaire et éditorial malgré les propos tenus contre la personne de l’auteur objet de ces séminaires. « Le « Sur Racine » de Roland Barthes va continuellement de contradiction en contradiction  et d’absurdité en absurdité sans jamais s’en apercevoir »[17].
Il n’est pas de notre devoir à ce niveau de l’analyse de dire : « Et si R. Pommier avait raison de traiter Barthes d’imposteur, d’incohérent, d’ignorant trouvant du succès chez les ignorants comme lui ? » Il nous importe, suivant l’objectif qui nous est assigné de traiter cette lecture polémiste  de Barthes par Pommier comme une forme de réception concrète de l’auteur de L’empire des signes. Extraordinairement, l’attaque personnelle se transforme en un accueil plus retentissant, même au-delà de l’hexagone.  En sa qualité d’attaque à dessein destructeur et polémique, cette lecture historicise le texte barthien d’où le constat suivant : l’histoire de la littérature est désormais le résultat de l’histoire des lectures des lectures des œuvres.
Ce processus de lecture, de lecture de la lecture peut être élaboré jusqu’à l’infini et c’est ce qui nous intéresse tout particulièrement à travers cette communication. Au lecteur producteur du sens chez Jauss correspond un lecteur producteur de la signifiance chez Barthes. Ce sont des lecteurs réels, actifs qui ont la responsabilité esthétique et historique de compléter l’énoncé étant donné que le domaine de la création littéraire relève de  l’inachevé. C’est la raison pour laquelle il y a toujours besoin de la participation active du lecteur, celui qui concrétise le « sens » profondément implicite et qui révèle les silences du texte. C’est ce qu’André Gide cherchait à faire savoir lorsqu’il avait décidé de présenter son texte Paludes en ces termes : « Avant d’expliquer aux autres mon livre, j’attends que d’autres me l’expliquent. Vouloir l’expliquer d’abord c’est en restreindre aussitôt le sens…un livre est toujours une collaboration [entre] la part du scribe [qui] est petite et l’accueil [du lecteur qui est] grand. Attendons de partout la révélation des choses; du public, la révélation de nos œuvres»[18].
Avec Roland Barthes, nous avons l’occasion de saisir concrètement la notion du lecteur réel, un haut lecteur, idéal, archilecteur (Riffaterre), lecteur inconstant, touche à tout, coopératif (Eco), lecteur en mesure de mettre à jour, jamais à nu, la matrice intertextuelle de l’œuvre lue (la notion d’interprétation  chez Riffaterre). Quand Barthes propose sa lecture des grands auteurs, il essaie de poser des questions à la réponse donnée dans leurs œuvres. La question barthienne à propos de Racine par exemple est la suivante. « Peut-on soumettre tout Racine à n’importe quel langage critique ? » La réponse est oui. Selon lui  Racine « reste le seul écrivain français à avoir réussi à faire converger sur lui tous les langages nouveaux du siècle»[19] et c’est de la sorte que l’histoire de la littérature devient tout simplement l’histoire des œuvres telles que reçues par les lecteurs. C’est l’histoire d’un bruissement entre deux langages, celui de l’œuvre écrite et celui du texte s’écrivant. Ce qui revient à souligner le postulat de base de Jauss : la permanence de l’œuvre et l’impermanence de la lecture. L’œuvre est constante, Barthes inconstant ; toute une histoire…celle du plaisir de lire et de réécrire ce qui est lu, compromission intellectuelle, sublimation, médiation.





[1] L’Empire des signes, Skira, Genève, 1970. Rééditions : Flammarion, 1980;  seuil, 2005.
[2] Kris Pint, The perverse art of reading. On the phantasmatic semiology, in Roland Barthes Cours au Collège de France, Amsterdam, New-York, Rodopi, coll. “faux titres”, 2010
[3] Voir dans ce sens la conférence de Gilles Deleuze « Qu’est-ce que l’acte de création ? » https://www.youtube.com/watch
[4] R. Barthes, « La mort de l’auteur », « The Death of Author », in Aspen Magazine, N°5/6, 1967 (puis en français en 1969 in Mantéia.
[5] Guillaume Bellon, «  Une façon de s’imaginer comme individu : Barthes lecteur in Acta Fabula, Dossier critique, Mars 2012, Vol. 13, N°3
[6] Pierre-Marc De Biasi « La Critique génétique »  http://www.universalis.fr/encyclopédie/manuscrits-la-critique-genetique/
[7] Voir cours d’Antoine Compagnon intitulé « Mort et résurrection de l’auteur » in Fabula.org
[8] Idem.
[9] Hans-Robert Jauss, « histoire de la littérature un défi à la théorie littéraire » in Pour une esthétique de la réception,
[10] R. Barthes, « Histoire ou littérature » in Sur Racine, Paris, Seuil, « Points », 1963, p.157 
[11] Ibid., p. 156 (Barthes qui souligne)
[13] R. Barthes, La préparation du roman : cours au collège de France 1978-79 et 1979-80, Paris, Seuil, 2015.
[14] Christine Genin, « Roland Barthes (T. Samoyault), in Encyclopaedia universalis, [en ligne], http://www.universalis.fr/encyclopedie/roland-barthes-t-samoyault
[15] Idem.
[16] Spécialiste de la littérature du XVIIe siècle, Paris Sorbonne. Anti structuraliste convaincu et polémiste. Auteur  de Roland Barthes, ras le bol,  Roblot, 1987 et de Le « Sur Racine » de Roland Barthes, thèse de doctorat d’Etat, 1988 (publiée chez les éditions Eurédit 2008)
[17] Le « Sur Racine » de Roland Barthes, op.cit.
[18] André Gide, Paludes, Gallimard, Folio, 1920
[19] « Avant-propos » in Sur Racine, Seuil, 1963, p.6

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