Au-delà
du statut, de la norme… le tumulte des langues
«Je parle
plusieurs langues, mais aucune n’est mienne»
Mohamed MARTAH
Faculté des lettres et des sciences humaines-
Université Cadi Ayyad.
Marrakech
INTRODUCTION
L’entrée en la
matière de cette communication passe par la paraphrase de Jacques Derrida qui,
dans une confidence presque existentielle, déclare ceci : « je n’ai qu’une
langue, or ce n’est pas la mienne » (Derrida1996 : 13-15). La
situation est doublement tragique. Etre fatalement monolingue et se retrouver existentiellement dépossédé
de cette seule langue. Reste alors le silence poignant de l’impossibilité de dire.
LE MONOTRAGIQUE
Par une sorte de raisonnement inverse, le propos de Derrida
est facilement applicable à un bi-, tri- ou quadri- lingue
puisqu’il est, lui aussi, dépossédé de « sa » langue dite originelle,
mais se retrouve en situation plurilingue, plus heureuse et plus enrichissante.
Le locuteur aura alors troqué une spécificité linguistique par une singularité
plurielle en parfaite harmonie avec le tumulte des langues. D’où ce qui suit:
Je parle plusieurs langues et aucune n’est mienne…plus spécifiquement ou à l’origine.
Et Derrida, toujours dans son expérience existentielle, de
continuer: « Or jamais cette langue, la seule que je sois ainsi voué à
parler me sera possible, à la vie à la mort, cette seule langue […] jamais ce
ne sera la mienne. Jamais elle ne le fut en vérité » (Idem.) En effet, la langue que chacun pratique ne saurait être
propre à lui seul. Avant lui, elle a appartenu à ses prédécesseurs et avant ces derniers elle était celle des
voyageurs, conquérants ou explorateurs de contrées lointaines habitées par des
autochtones qui vont adopter une nouvelle langue en la mélangeant avec celle
dont ils sont les héritiers itinérants, jamais définitifs puisqu’ils en sont le
relai et les inconditionnels médiateurs. In abstracto, une langue déterminée
dans le temps et dans l’espace, immuable, inerte appartenant à un peuple donné,
évoluant dans un territoire donné ne saurait exister sous cette forme particulière. Les
influences arriveront de toutes parts entre autres
sous forme de langues que tout un chacun est invité à apprivoiser avant
de s’en approprier.
L’appropriation qui va en résulter sera non définitive, toujours approximative, éternellement imparfaite. Elle est à compléter, sans jamais espérer la rendre pure, par de nouvelles expériences et influences
linguistiques émanant d’une grande
volonté d’ouverture sur les langues sans discrimination aucune. Il s’agit en effet d’une appropriation douce, longiligne, et ce malgré les
difficultés de l’apprentissage qui constituent parfois une violence corporelle
avant de se transformer en plaisir. Combien de fois on a été réprimandé pour avoir commis des erreurs en grammaire, en
conjugaison ou en langue tout simplement. Une fois les difficultés surpassées,
la place est au plaisir d’avoir acquis une nouvelle langue, jamais
définitivement, puisqu’il faut cultiver ce legs lourd en conséquences, en faire
une terre fertile pour recevoir les semences d’autres langues.
Les erreurs à éviter, les remarques d’un professeur
sentinelle de la langue française, les souffrances de l’apprentissage, la
complexité de la conjugaison, les modes et les temps…constituent autant d’obstacles
susceptibles d’obliger l’apprenant à faire marche arrière et tourner le dos, à
jamais, à l’« étrangère ».
Le passage en douceur d’une langue à une autre n’existe
véritablement pas. La traduction ne se fait pas instantanément ; elle doit
opérer tout en tenant compte des freins culturels qui intègrent des mots et
expressions, et ne tolèrent pas d’autres. Un phénomène d’acceptation et de
rejet dont il faut tenir compte dans cette évolution des langues les unes
dans/avec les autres.
On finit par conjurer toutes ces difficultés. Et la
langue « étrangère », comme
l’exprime Derrida devient plus « mélodieuse », plus
« notre » par procédé d’appropriation, d’abord psychologique et
social, ensuite. Ce qui m’amène à me rendre à l’évidence et de dire qu’aucune
de ces diverses langues, dans ma bouche, n’est unique (pour éviter le mot
«pure »)…heureux mélange de résonances, de retentissements et de reflets
de mille soleils sur la surface des plus beaux lacs du monde.
A merveille, ces langues amenées à se rencontrer fusionnent, dans un concert où les sonorités,
les images, les cultures…se confondent, se répondent et se répandent ; se
bousculent et finissent dans une polyphonie heureuse.
Je les cultive toutes en même temps…elles me forment au retour
(me faisant découvrir à moi-même). Ce qui me permet de me dire autrement,
d’exprimer mon être dans d’autres logiques
linguistiques que ma logique/langue ;
une possibilité jamais soupçonnée (amours
folles, petites gens, astre noir, les beau comme), Faisant fi des
structures figées et des formes sclérosées propres à chacune d’elles. Les
imaginaires pourront alors prendre leur envol. Les déclinaisons, et autres désinences,
propres à l’une sont facilement affectées à l’autre:
Viens fissa (pour
dire viens rapidement), c’est kif-kif (pour dire c’est pareil), on prend
Kawa (pour dire on prend un café), c’est oualou (pour dire c’est rien)…
Le secret de ces correspondances à l’infini, c’est le
« vers »: le rythme en est la règle première permettant d’exprimer le
monde avec une économie du langage, comme en poésie où le mot juste remplace les délayages
inutiles et accidentels.
Si le mot, conjugué à d’autres mots, dans une autre langue,
coule dans la bouche comme le meilleur
des miels…c’est que le rythme, le vers, la poésie, la beauté du verbe le lui
permettent ; c’est un moment rare dont profitent les imaginaires pour
s’entretenir et se sentir dans le même…ne serait-ce que l’espace d’une
étreinte.
Plusieurs exemples illustrent ce fait :
Donner bakchich
(un peu d’argent/corruption)
Visiter casbah
(citadelle)
Porter saroual (pantalon)
Acheter caftan
(robe de soirée traditionnelle)
Manger méchoui
(viande cuite à la vapeur dans un trou à
même le sol)
Visiter souks
(marchés traditionnels)
Expressions qui conjuguent, sans difficulté aucune, deux
langues pour exprimer une réalité commune et surtout nourrir un imaginaire relatif essentiellement au voyage, au déplacement, à la découverte d’un autre
monde avec sa façon à lui de se faire signifier dans sa propre langue.
Mais pas seulement le « vers » qui en est le
secret.
Il y a aussi le besoin ontologique de dire, d’écrire et décrire le monde… pas
toujours facile!
Alors je me bats, dans d’autres langues, pour conjurer
l’indicible…ou l’innommable; usant tantôt d’euphémisme dans des situations
délicates, tantôt d’intelligence phrastique dans des cercles plus professionnels,
tantôt de néologisme pour bousculer la langue…
Le pacte avec d’autres imaginaires est alors scellé…pas
définitivement car l’histoire des langues dans son brassage continuel va de pair avec le
croisement des cultures. C’est ce métissage qui façonne et les langues et les
cultures à travers une « transaction esthétique généralisée entre toutes
les cultures du monde »[1].
Il en résulte alors une richesse linguistique
considérable…et culturelle aussi : Ai-je besoin, pour m’exprimer, de
rester dans le même paradigme linguistique pour montrer mon attachement à une
culture et à un imaginaire spécifiques? C’est un système efficient
certes, mais faillible, incomplet…puisqu’il concerne l’individu dans sa singularité
la plus restreinte et il ne peut accéder à l’expression universelle. Le même monoparadigme
rend stérile et inintelligent, car toute altérité en est exclue.
Abdelkebir Khatibi, dans
Amour bilingue(1983), développe le concept de bi-langue dans le sens de l’entre deux langues (sa
langue maternelle et le français appris à l’école) une sorte de no man’s
langue: errance doublée d’un tiraillement (inter)linguistique: une identité
bi-lingue. Ce qui en résulte, une production romanesque des plus
pertinentes quant au questionnement de la diversité linguistique et culturelle
et où le choix entre l’arabe et le français n’est plus à l’ordre du jour.
Comment est-ce possible, s’interrogent les personnes non
averties. Il suffit de tendre l’oreille : vous entendrez des expressions
improvisées, mélange incessant de mots venant de toutes parts.
Contrairement à Khatibi, Derrida, lui se voit au bord de la langue française, uniquement : ni en elle ni
hors d’elle…C’est le sentiment de l’étrangeté dans la langue, la seule langue
qu’il connaissait. Étrangeté et monolinguisme sont associés d’une façon
tragiquement automatique. Et ce n’est pas un hasard puisque être
requiert de la pluralité sinon ce sera l’asile, la folie, l’absence. Et c’est
pace que Derrida ne connaissait qu’une seule langue qu’il souffrait.
LANGUE ET TERRITOIRE
Fallait-il le rappeler, la langue est souvent associée à un
territoire… toujours elle le dépasse. Le territoire a en outre des frontières
que la langue ignore, en attendant la conquête, mais aussi la langue a des
étendues que le territoire méconnaît, en attendant l’expertise ;
l’aventure peut alors commencer. Les érudits succéderont aux exégètes et aux
humanistes pour donner forme à une pensée toujours plurielle, concernant de
plus en plus des personnes dont on ne
soupçonne même pas l’existence. Francité, arabité, amazighité, belgitude,
négritude,… de l’extrémisme dans la désignation des particularismes nourris par
le nationalisme contre-histoire.
Être dans la langue sans y être absolument et non exclusivement…je
voyage entre les mots, entre les
langues, entre les cultures…et je rêve d’un dictionnaire plurilingue où
les imaginaires seraient rendus plus proches, faisant ainsi écho les uns aux
autres pour une épopée universelle plus mélodieuse, agréable à entendre,
délicieuse à réciter.
Aucun sentiment de culpabilité vis-à-vis de ma langue, dite maternelle… je ne saurais me
soumettre à une quelconque accusation
d’acculturation ou autre assimilation en perfectionnant la langue de
l’autre. Je me sens libre en voyageant d’un bout à l’autre sans me sentir dans
le cloître auquel l’isolement linguistique orthodoxe cherche à me réduire.
S’il y a lieu de représenter ma langue maternelle, elle
correspondrait à mon arabe dialectal (celui de ma région, de ma ville, de
mon quartier) traversé de bout en bout
de mots et d’expressions pris chez les arabes, les espagnols, les français, les
portugais et même chez des visiteurs de passage.
Ma langue devient arlequinée… elle est tout sauf pure
(dans le sens monolithique du terme), ce qui lui évite d’être monotone ;
ce qui lui évite de s’éteindre. Arlequinée de part les sonorités enivrantes, de
part les néologismes rêveurs et de part les emprunts inévitables.
Ce qui est valable pour ce cas précis, l’est tout autant
pour les autres langues. 50 000 mots anglais
et 60 000 autres arabes traversent de bout en bout la langue
français pour la rendre plus belle encore, peut-être aussi, plus violente
qu’elle ne l’est déjà, plus pétillante surtout: véritable processus de fécondation avant la
mise au monde de nouveaux mots et de nouvelles expressions avec plus de
sonorités, plus de poésie et plus d’exotisme.
Comment aurait-elle fait sans les mots harem, patio,
élixir, pour devenir davantage une
langue d’amour et de volupté? Sans le mot arsenal, amiral pour
être une langue de guerre? Sans le mot sifr (chiffre) pour devenir une
langue des mathématiques? Sans les mots aubergine, épinard, cumin, safran pour dire les délices de la cuisine? Sans
le mot Autodafé (d’origine portugaise)
pour dire le supplice par le feu ordonné par l’inquisition pour faire
montre d’autorité. Sans le mot alcool pour mettre le lexique en ivresse?
Combien de mots espagnols, italiens, allemands, portugais,
hollandais…y vivent confortablement, véritable festival des mots en
perpétuelle transhumance linguistique…C’est désormais le carnaval des langues où
les règles s’évanouissent et deviennent caduques en face de cette gestation
naturelle, garant de l’avenir des langues.
Le français, langue hôte, appartient désormais à ceux qui le
composent, le (re)composent, ceux qui le
produisent, le reproduisent dans sa genèse
et dans sa structure afin d’en faire un matériau modelable à volonté. Ce sont
en effet les convives, parmi les autres langues, de la langue française qui
l’empêchent d’être l’ombre d’elle-même ou d’être « la figure en creux de
son <même> » (Idem.)
La francophonie représente alors une sorte de « vivre
ensemble » avec une utilisation différenciée d’une même langue, un usage contextualisé, reconstitualisé, faisant
l’objet de multiples appropriations heureuses, de réappropriation plus heureuses encore du Français, c’est-à-dire les Français
(Léon Gontran DAMAS
1937 : 16). L’idée consistant à
dire: « Le français de France; le français du Français; le français
Français » que les
Martiniquais avaient intégrée, en signe d’assimilation par rapport
à une langue venue d’ailleurs, considérée comme idéale, donne aujourd’hui
naissance à un mélange de sonorités agréables à l’ouïe.
En effet, le Créole, dans sa triple origine caraïbe,
française et africaine[2],
offre aujourd’hui le meilleur exemple de ce mélange où le mix linguistique
reste le mot d’ordre et où l’apprentissage des langues européennes est plus
facile parce que dispensées, de manière approximative, sans recours à une
quelconque orthodoxie linguistique vu le besoin urgent en main d’œuvre dans les
champs de la canne à sucre. Un besoin économique qui fait émerger en parallèle
une langue dont les contours ne sont pas définitivement fixés, d’où les écarts
produits en apprentissage champêtre comme ces fameuses phrases : « moi
venir visiter toi », « moi
venir messe dimanche », « moi dormir côté arbre »
En écrivant Je Parle toutes les langues mais en arabe,
(Abdelfettah Kilito 2013) met
en exergue la pratique de la traduction qui n’est autre qu’une forme de mise en
relation des mots, des langues, des styles, des imaginaires…les uns faisant
échos aux autres. Sans l’acte du traduire beaucoup de langues auraient été enterrées
et oubliées. C’est, en effet, la traduction qui a occasionné ces multiples
va-et-vient d’un registre à un autre ; des fois avec aisance, ailleurs
avec beaucoup de difficultés déconcertantes, toujours pour venir à la rescousse
de la langue source étant donné son insuffisance vis-à-vis d’elle-même. Seule,
elle est creuse, inintelligente et insignifiante ; en situation de
confrontation, elle se rassasie et en demande encore et encore sans jamais s’en
lasser.
Si ces correspondances venaient à manquer à ma langue,
ma langue mourrait.
Si les autres cultures cessaient de composer avec ma
culture, ma culture mourrait.
Si les autres identités cessaient de commercer avec mon
identité, mon identité mourrait aussi.
A l’heure de la mondialisation et de l’ouverture, il est
inadmissible de parler en termes de confrontation de paradigmes linguistiques,
culturels ou autres…l’heure est plutôt
au dialogue des langues et des cultures.
Il y aura toujours de la résistance à cause de la montée des
sensibilités jalouses, défendant une hypothétique pureté linguistique,
nationale, identitaire…les particularismes permettant les singularités
restreintes mettent en péril la pluralité singulière, plus riche et plus réaliste. Son argument ce sont ces cris
d’un autre temps :
Ma culture! Ma langue! Ma religion! « Elles
sont pures » entend-t-on dire…quelle invitation à la haine ! Il est
un fait certain que chaque être humain doit pouvoir étudier et utiliser sa
langue maternelle. C’est très vrai, c’est légitime mais laquelle? Celle qu’on
pratique en famille? Celle de la scolarisation? Celle de l’apprentissage? Celle
de la rue? Celle de l’école maternelle? La plus immédiate, la plus proche,
peut-être ? Celle qui est perceptible et audible dans l’espace et qui
fonctionne suivant la loi de la proximité.
Aujourd’hui, le « parler jeune » dans les grandes villes donne une
idée bien précise de ce qu’est la langue maternelle ; elle est urbaine, elle
comprend plusieurs registres : le dialecte local, le français, l’anglais,
l’espagnol (tous niveaux confondus), et elle est technologique.
On se rend bien à l’évidence, l’identité linguistique est un
leurre! Et la langue ne peut être conçue au singulier puisqu’elle est issue de
la rencontre de plusieurs langues et elle s’en souvient. Elle en constitue la mémoire vivante, tandis que
les langues lui donnent la forme d’une
nébuleuse. L’étymologie nous accompagne
en éclaireuse pour nous faire découvrir
les strates qui montrent la formation lente et passionnante de chaque mot
jusqu’à son accomplissement temporairement final. Elle sera, pour la mémoire, plus présente sur
l’axe du temps, l’histoire (Pierre NORA
1997), là où l’on découvre qu’elle a toujours été le résultat d’un
métissage tumultueux de
diverses langues.
La singularité est uniforme, constante, monotone, factice,
immobile, inerte ; la diversité est
plutôt historique, évolutive, c’est le
garant d’une expression « normale » du dire, afin d’exprimer le
tumulte du monde.
Bibliographie
DERRIDA, Jacques, Le monolinguisme de l’autre, Paris,
Galilée. 1996
GONTRAN
Hoquet DAMAS Léon, (du recueil Pigments,
1937) cité in Franz fanon Peau noire, masque blanc, paris, seuils,
« points », (1952),
KHATIBI, Abdelkebir, Amour bilingue, Casablanca, éditions
Edif, 1992
KILITO, Abdefettah, Je parle toutes les langues mais en
arabe. Paris, éd. Sindbad
« actes sud » 2013
LAURENT, Jenny « la langue : le même et
l’autre » in Fabula, « Théorie et histoire littéraire », février 2005,
URL : http://www.fabula.org/lht/0/Jenny.html [page consultée le 08
octobre 2014].
NORA, Pierre, Les
lieux de la mémoire, Vol 3: Les France, Paris, Gallimard, 1997
[1]
Laurent Jenny « la langue le même et l’autre » in Fabula, « Théorie et histoire
littéraire », février 2005, URL : http://www.fabula.org/lht/0/Jenny.html [page consultée le 08
octobre 2014].
[2] Le
Créole Guyanais, Guadeloupéen, Réunionnais, Haïtien…
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