vendredi 25 novembre 2016

 Au-delà du statut, de la norme… le tumulte des langues 
«Je parle plusieurs langues, mais aucune n’est mienne»


 Mohamed MARTAH
Faculté des lettres et des sciences humaines-
Université Cadi Ayyad.
Marrakech
INTRODUCTION
L’entrée  en la matière de cette communication passe par la paraphrase de Jacques Derrida qui, dans une confidence presque existentielle,  déclare ceci : « je n’ai qu’une langue, or ce n’est pas la mienne » (Derrida1996 : 13-15). La situation est doublement tragique. Etre fatalement monolingue   et se retrouver existentiellement dépossédé de cette seule langue. Reste alors le silence poignant  de l’impossibilité de dire.
LE MONOTRAGIQUE
Par une sorte de raisonnement inverse, le propos de Derrida est facilement applicable à un bi-, tri- ou quadri- lingue puisqu’il est, lui aussi, dépossédé de « sa » langue dite originelle, mais se retrouve en situation plurilingue, plus heureuse et plus enrichissante. Le locuteur aura alors troqué une spécificité linguistique par une singularité plurielle en parfaite harmonie avec le tumulte des langues. D’où ce qui suit: Je parle plusieurs langues et aucune n’est mienne…plus  spécifiquement ou à  l’origine.
Et Derrida, toujours dans son expérience existentielle, de continuer: « Or jamais cette langue, la seule que je sois ainsi voué à parler me sera possible, à la vie à la mort, cette seule langue […] jamais ce ne sera la mienne. Jamais elle ne le fut en vérité » (Idem.) En effet,  la langue que chacun pratique ne saurait être propre à lui seul. Avant lui, elle a appartenu à ses prédécesseurs  et avant ces derniers elle était celle des voyageurs, conquérants ou explorateurs de contrées lointaines habitées par des autochtones qui vont adopter une nouvelle langue en la mélangeant avec celle dont ils sont les héritiers itinérants, jamais définitifs puisqu’ils en sont le relai et les inconditionnels médiateurs. In abstracto, une langue déterminée dans le temps et dans l’espace, immuable, inerte appartenant à un peuple donné, évoluant dans un territoire donné   ne saurait exister  sous cette forme particulière. Les influences  arriveront de toutes parts  entre autres  sous forme de langues que tout un chacun est invité à apprivoiser avant de s’en approprier.
L’appropriation  qui va en résulter sera non définitive,  toujours approximative, éternellement  imparfaite. Elle est  à compléter, sans jamais espérer la rendre pure,  par de nouvelles expériences et influences linguistiques émanant  d’une grande volonté d’ouverture sur les langues sans discrimination aucune. Il s’agit  en effet d’une appropriation  douce, longiligne, et ce malgré les difficultés de l’apprentissage qui constituent parfois une violence corporelle avant de se transformer en plaisir. Combien de fois on a été réprimandé  pour avoir commis des erreurs en grammaire, en conjugaison ou en langue tout simplement. Une fois les difficultés surpassées, la place est au plaisir d’avoir acquis une nouvelle langue, jamais définitivement, puisqu’il faut cultiver ce legs lourd en conséquences, en faire une terre fertile pour recevoir les semences d’autres langues.    
Les erreurs à éviter, les remarques d’un professeur sentinelle de la langue française, les souffrances de l’apprentissage, la complexité de la conjugaison, les modes et les temps…constituent autant d’obstacles susceptibles d’obliger l’apprenant à faire marche arrière et tourner le dos, à jamais,  à l’« étrangère ».
Le passage en douceur d’une langue à une autre n’existe véritablement pas. La traduction ne se fait pas instantanément ; elle doit opérer tout en tenant compte des freins culturels qui intègrent des mots et expressions, et ne tolèrent pas d’autres. Un phénomène d’acceptation et de rejet dont il faut tenir compte dans cette évolution des langues les unes dans/avec les autres.
On finit par conjurer toutes ces difficultés. Et la langue  « étrangère », comme l’exprime Derrida devient plus « mélodieuse », plus « notre » par procédé d’appropriation, d’abord psychologique et social, ensuite. Ce qui m’amène à me rendre à l’évidence et de dire qu’aucune de ces diverses langues, dans ma bouche, n’est unique (pour éviter le mot «pure »)…heureux mélange de résonances, de retentissements et de reflets de mille soleils sur la surface des plus beaux lacs du monde.
A merveille, ces langues amenées à se rencontrer  fusionnent, dans un concert où les sonorités, les images, les cultures…se confondent, se répondent et se répandent ; se bousculent et finissent dans une polyphonie heureuse.
Je les cultive toutes en même temps…elles me forment au retour (me faisant découvrir à moi-même). Ce qui me permet de me dire autrement, d’exprimer mon être dans d’autres  logiques linguistiques  que ma logique/langue ; une possibilité  jamais soupçonnée (amours folles, petites gens, astre noir, les beau comme), Faisant fi des structures figées et des formes sclérosées propres à chacune d’elles. Les imaginaires pourront alors prendre leur envol. Les déclinaisons, et autres désinences, propres à l’une sont facilement affectées à l’autre:
Viens fissa  (pour dire viens rapidement), c’est kif-kif (pour dire c’est pareil), on prend Kawa (pour dire on prend un café), c’est oualou  (pour dire c’est rien)…
Le secret de ces correspondances à l’infini, c’est le « vers »: le rythme en est la règle première permettant d’exprimer le monde avec une économie du langage, comme en poésie  où le mot juste remplace les délayages inutiles et accidentels.
Si le mot, conjugué à d’autres mots, dans une autre langue, coule dans la bouche  comme le meilleur des miels…c’est que le rythme, le vers, la poésie, la beauté du verbe le lui permettent ; c’est un moment rare dont profitent les imaginaires pour s’entretenir et se sentir dans le même…ne serait-ce que l’espace d’une étreinte.
Plusieurs exemples illustrent ce fait :
Donner  bakchich (un peu d’argent/corruption)
Visiter  casbah (citadelle)
Porter saroual (pantalon)
Acheter  caftan (robe de soirée traditionnelle)
Manger  méchoui (viande cuite  à la vapeur dans un trou à même le sol)
Visiter  souks (marchés traditionnels)
Expressions qui conjuguent, sans difficulté aucune, deux langues pour exprimer une réalité commune  et surtout nourrir  un imaginaire relatif essentiellement au   voyage,  au déplacement, à la découverte d’un autre monde avec sa façon à lui de se faire signifier dans sa propre langue.
Mais pas seulement le « vers » qui en est le secret.
Il y a aussi le besoin ontologique  de dire, d’écrire et décrire le monde… pas toujours facile!
Alors je me bats, dans d’autres langues, pour conjurer l’indicible…ou l’innommable; usant tantôt d’euphémisme dans des situations délicates, tantôt d’intelligence phrastique dans des cercles plus professionnels, tantôt de néologisme pour bousculer la langue…
Le pacte avec d’autres imaginaires est alors scellé…pas définitivement car l’histoire des langues dans son  brassage continuel va de pair avec le croisement des cultures. C’est ce métissage qui façonne et les langues et les cultures à travers une « transaction esthétique généralisée entre toutes les cultures du monde »[1].
Il en résulte alors une richesse linguistique considérable…et culturelle aussi : Ai-je besoin, pour m’exprimer, de rester dans le même paradigme linguistique pour montrer mon attachement à une culture et à un imaginaire spécifiques? C’est un système efficient certes, mais faillible, incomplet…puisqu’il concerne l’individu dans sa singularité la plus restreinte et il ne peut accéder à l’expression universelle. Le même monoparadigme rend stérile et inintelligent, car toute altérité en est exclue.
Abdelkebir Khatibi, dans  Amour bilingue(1983), développe le concept de bi-langue  dans le sens de l’entre deux langues (sa langue maternelle et le français appris à l’école) une sorte de no man’s langue: errance doublée d’un tiraillement (inter)linguistique: une identité bi-lingue. Ce qui en résulte, une production romanesque des plus pertinentes quant au questionnement de la diversité linguistique et culturelle et où le choix entre l’arabe et le français n’est plus à l’ordre du jour.
Comment est-ce possible, s’interrogent les personnes non averties. Il suffit de tendre l’oreille : vous entendrez des expressions improvisées, mélange incessant de mots venant de toutes parts.
Contrairement à Khatibi,  Derrida, lui se voit  au bord de la langue  française, uniquement : ni en elle ni hors d’elle…C’est le sentiment de l’étrangeté dans la langue, la seule langue qu’il connaissait. Étrangeté et monolinguisme sont associés d’une façon tragiquement automatique. Et ce n’est pas un hasard puisque être requiert de la pluralité sinon ce sera l’asile, la folie, l’absence. Et c’est pace que Derrida ne connaissait qu’une seule langue qu’il souffrait.
LANGUE ET TERRITOIRE
Fallait-il le rappeler, la langue est souvent associée à un territoire… toujours elle le dépasse. Le territoire a en outre des frontières que la langue ignore, en attendant la conquête, mais aussi la langue a des étendues que le territoire méconnaît, en attendant l’expertise ; l’aventure peut alors commencer. Les érudits succéderont aux exégètes et aux humanistes pour donner forme à une pensée toujours plurielle, concernant de plus en plus des personnes dont  on ne soupçonne même pas l’existence. Francité, arabité, amazighité, belgitude, négritude,… de l’extrémisme dans la désignation des particularismes nourris par le nationalisme contre-histoire.
Être dans la langue sans y être absolument et non exclusivement…je voyage entre les mots, entre les  langues, entre les cultures…et je rêve d’un dictionnaire plurilingue où les imaginaires seraient rendus plus proches, faisant ainsi écho les uns aux autres pour une épopée universelle plus mélodieuse, agréable à entendre, délicieuse à réciter.
Aucun sentiment de culpabilité vis-à-vis de ma  langue, dite maternelle… je ne saurais me soumettre à une quelconque  accusation  d’acculturation ou autre assimilation en perfectionnant la langue de l’autre. Je me sens libre en voyageant d’un bout à l’autre sans me sentir dans le cloître auquel l’isolement linguistique orthodoxe cherche à me réduire.
S’il y a lieu de représenter ma langue maternelle, elle correspondrait à mon arabe dialectal (celui de ma région, de ma ville, de mon  quartier) traversé de bout en bout de mots et d’expressions pris chez les arabes, les espagnols, les français, les portugais et même chez des visiteurs de passage.
Ma langue devient arlequinée… elle est tout sauf pure (dans le sens monolithique du terme), ce qui lui évite d’être monotone ; ce qui lui évite de s’éteindre. Arlequinée de part les sonorités enivrantes, de part les néologismes rêveurs et de part les emprunts inévitables.
Ce qui est valable pour ce cas précis, l’est tout autant pour les autres langues. 50 000 mots anglais  et 60 000 autres arabes traversent de bout en bout la langue français pour la rendre plus belle encore, peut-être aussi, plus violente qu’elle ne l’est déjà, plus pétillante surtout:   véritable processus de fécondation avant la mise au monde de nouveaux mots et de nouvelles expressions avec plus de sonorités, plus de poésie et plus d’exotisme.
Comment aurait-elle fait sans les mots harem, patio, élixir,  pour devenir davantage une langue d’amour et de volupté? Sans le mot arsenal, amiral pour être une langue de guerre? Sans le mot sifr (chiffre) pour devenir une langue des mathématiques? Sans les mots aubergine, épinard, cumin, safran  pour dire les délices de la cuisine? Sans le mot Autodafé (d’origine portugaise)  pour dire le supplice par le feu ordonné par l’inquisition pour faire montre d’autorité. Sans le mot alcool pour mettre le lexique en ivresse?
Combien de mots espagnols, italiens, allemands, portugais, hollandais…y vivent confortablement, véritable festival des mots en perpétuelle transhumance linguistique…C’est désormais le carnaval des langues où les règles s’évanouissent et deviennent caduques en face de cette gestation naturelle, garant de l’avenir des langues.
Le français, langue hôte, appartient désormais à ceux qui le composent,  le (re)composent, ceux qui le produisent, le reproduisent  dans sa genèse et dans sa structure afin d’en faire un matériau modelable à volonté. Ce sont en effet les convives, parmi les autres langues, de la langue française qui l’empêchent d’être l’ombre d’elle-même ou d’être « la figure en creux de son <même> » (Idem.)
La francophonie représente alors une sorte de « vivre ensemble » avec une utilisation différenciée d’une même langue,  un usage contextualisé, reconstitualisé, faisant l’objet de multiples appropriations heureuses,  de réappropriation plus heureuses  encore du Français, c’est-à-dire les Français (Léon Gontran DAMAS  1937 : 16).  L’idée consistant à dire: « Le français de France; le français du Français; le français Français » que les  Martiniquais  avaient  intégrée, en signe d’assimilation par rapport à une langue venue d’ailleurs, considérée comme idéale, donne aujourd’hui naissance à un mélange de sonorités agréables à l’ouïe.
En effet, le Créole, dans sa triple origine caraïbe, française et africaine[2], offre aujourd’hui le meilleur exemple de ce mélange où le mix linguistique reste le mot d’ordre et où l’apprentissage des langues européennes est plus facile parce que dispensées, de manière approximative, sans recours à une quelconque orthodoxie linguistique vu le besoin urgent en main d’œuvre dans les champs de la canne à sucre. Un besoin économique qui fait émerger en parallèle une langue dont les contours ne sont pas définitivement fixés, d’où les écarts produits en apprentissage champêtre comme ces fameuses phrases : « moi venir visiter toi »,  «  moi venir messe dimanche », « moi dormir  côté arbre »
En écrivant Je Parle toutes les langues mais en arabe, (Abdelfettah Kilito 2013)  met en exergue la pratique de la traduction qui n’est autre qu’une forme de mise en relation des mots, des langues, des styles, des imaginaires…les uns faisant échos aux autres. Sans l’acte du traduire beaucoup de langues auraient été enterrées et oubliées. C’est, en effet, la traduction qui a occasionné ces multiples va-et-vient d’un registre à un autre ; des fois avec aisance, ailleurs avec beaucoup de difficultés déconcertantes, toujours pour venir à la rescousse de la langue source étant donné son insuffisance vis-à-vis d’elle-même. Seule, elle est creuse, inintelligente et insignifiante ; en situation de confrontation, elle se rassasie et en demande encore et encore sans jamais s’en lasser. 
Si ces correspondances venaient à manquer à ma langue, ma langue mourrait.
Si les autres cultures cessaient de composer avec ma culture, ma culture mourrait.
Si les autres identités cessaient de commercer avec mon identité, mon identité mourrait aussi.
A l’heure de la mondialisation et de l’ouverture, il est inadmissible de parler en termes de confrontation de paradigmes linguistiques, culturels ou autres…l’heure est plutôt  au dialogue des langues et des cultures.
Il y aura toujours de la résistance à cause de la montée des sensibilités jalouses, défendant une hypothétique pureté linguistique, nationale, identitaire…les particularismes permettant les singularités restreintes mettent en péril la pluralité singulière, plus riche et plus  réaliste. Son argument ce sont ces cris d’un autre temps :
Ma culture! Ma langue! Ma religion! « Elles sont pures » entend-t-on dire…quelle invitation à la haine ! Il est un fait certain que chaque être humain doit pouvoir étudier et utiliser sa langue maternelle. C’est très vrai, c’est légitime mais laquelle? Celle qu’on pratique en famille? Celle de la scolarisation? Celle de l’apprentissage? Celle de la rue? Celle de l’école maternelle? La plus immédiate, la plus proche, peut-être ? Celle qui est perceptible et audible dans l’espace et qui fonctionne suivant la loi de  la proximité. Aujourd’hui, le « parler jeune » dans les grandes villes donne une idée bien précise de ce qu’est la langue maternelle ; elle est urbaine, elle comprend plusieurs registres : le dialecte local, le français, l’anglais, l’espagnol (tous niveaux confondus), et elle est technologique.
On se rend bien à l’évidence, l’identité linguistique est un leurre! Et la langue ne peut être conçue au singulier puisqu’elle est issue de la rencontre de plusieurs langues et elle s’en souvient. Elle  en constitue la mémoire vivante, tandis que les langues lui donnent la  forme d’une nébuleuse.  L’étymologie nous accompagne en éclaireuse  pour nous faire découvrir les strates qui montrent la formation lente et passionnante de chaque mot jusqu’à son accomplissement temporairement final.  Elle sera, pour la mémoire, plus présente sur l’axe du temps, l’histoire  (Pierre NORA 1997), là où l’on découvre qu’elle a toujours été le résultat d’un métissage  tumultueux  de  diverses langues.
La singularité est uniforme, constante, monotone, factice, immobile, inerte ; la diversité  est  plutôt historique, évolutive, c’est le garant d’une expression « normale » du dire, afin d’exprimer le tumulte du monde.



Bibliographie
DERRIDA, Jacques, Le monolinguisme de l’autre, Paris, Galilée. 1996
GONTRAN Hoquet  DAMAS Léon, (du recueil Pigments, 1937) cité in Franz fanon Peau noire, masque blanc, paris, seuils, « points », (1952),
KHATIBI, Abdelkebir, Amour bilingue, Casablanca, éditions Edif, 1992
KILITO, Abdefettah, Je parle toutes les langues mais en arabe. Paris, éd. Sindbad « actes sud » 2013
LAURENT, Jenny « la langue : le même et l’autre » in Fabula, « Théorie et histoire littéraire », février 2005, URL : http://www.fabula.org/lht/0/Jenny.html [page consultée le 08 octobre 2014].
NORA, Pierre,  Les lieux de la mémoire, Vol 3: Les France, Paris, Gallimard, 1997



[1] Laurent Jenny « la langue le même et l’autre » in Fabula, « Théorie et histoire littéraire », février 2005, URL : http://www.fabula.org/lht/0/Jenny.html [page consultée le 08 octobre 2014].

[2] Le Créole Guyanais, Guadeloupéen, Réunionnais, Haïtien…

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire